La soif d’apprendre
Privés d’éducation séculière, des juifs hassidiques doivent étudier en cachette
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Les yeux de Yehouda, 35 ans, s’illuminent et ses lèvres font une petite moue de fierté lorsqu’il mentionne qu’il vient d’obtenir un baccalauréat d’une université québécoise dans une discipline scientifique.
Si nous restons évasifs sur certains détails, c’est que Yehouda vit toujours parmi sa communauté hassidique de Montréal et que ce diplôme-là, il l’a obtenu en étudiant en cachette, assoiffé de savoir, car privé toute sa jeunesse d’une instruction non religieuse minimale.
« Quand j’étais jeune, nous n’avions droit qu’à une heure par jour de mathématiques et d’anglais. Et, les connaissances de notre enseignant, un hassidim d’une autre communauté, étaient limitées. »
Sachant cela, le parcours de Yehouda est remarquable. Il y a à peine quelques années, il ne parlait que le yiddish, une langue très proche de l’allemand, en voie de disparition, sauf chez les hassidiques.
Malgré le fait qu’il ait grandi à Montréal, Yehouda ne connaît pas très bien la ville.
Après notre rencontre dans un bar de la rue Mont-Royal, il est désorienté et sort son téléphone intelligent pour consulter son GPS. « Ça, c’est mon lien avec le monde extérieur. C’est la clé de la liberté. »
Branché sur le savoir
Comme plusieurs, Yehouda est sorti du cloisonnement culturel grâce à Internet.
« Je me suis fait brancher grâce à mon travail et j’ai commencé à faire des lectures interdites. D’abord, j’ai téléchargé une méthode pour apprendre l’anglais. Puis, j’ai commandé un livre de mathématique sur eBay. Après, je me suis mis à l’algèbre. »
Pendant cette période, Yehouda ne limite pas son appétit intellectuel aux mathématiques. Il lit compulsivement des livres de philosophie, d’histoire, de biologie.
« Plus je lisais, plus j’avais des doutes sur le sens de notre vie communautaire et de nos croyances. C’était horrible. Parce que, plus j’apprenais sur le monde, moins le mien avait de sens. C’est un terrible sentiment d’absurdité. Les réponses toutes faites qu’on m’avait apprises ne tenaient plus debout. Ma vie, lentement, s’est mise à me peser. »
En cachette
Après quelques années d’apprentissages en autodidacte, Yehouda décide de s’inscrire à l’université en tant qu’étudiant adulte, une catégorie qui permet à ceux qui ont 21 ans et plus d’entrer à l’université même s’ils n’ont pas de diplômes. À force de détermination et de labeur, Yehouda a gradué l’an dernier.
Chez les hassidiques, les connaissances séculières ne sont pas valorisées. C’est même plutôt le contraire. Ça ruine le Shidduch, la pureté, le rapport avec Dieu.
La femme de Yehouda désapprouvait ses études illicites pour cette raison et, aussi, parce qu’à l’université son mari devait fréquenter des gens non religieux, donc un peu suspects dans la mentalité hassidique. Elle ne le dénonce pas pour autant.
Yehouda soupire. « Vous devez comprendre que nos grands-parents sont, pour la plupart, des survivants de l’Holocauste. Ils ont donc peur de leurs voisins non-juifs et, malheureusement, ils nous ont transmis cette crainte. Beaucoup de hassidim qui remettent en question la foi hésitent à sortir dans le monde, car on les a endoctrinés à le craindre. »
Yehouda, lui, ne craint pas les non-juifs, mais son arrivée à l’université lui procure tout un choc.
« J’ai presque eu une attaque de panique. Tous ces gens qui me touchaient, ces femmes qui me regardaient dans les yeux, je ne savais pas quoi faire du tout. Chez nous, on n’a pas le droit de regarder une femme ou de la toucher. Je n’avais aucune habileté sociale. »
Il sera renié
Yehouda a cinq enfants et il attend de trouver un travail lucratif avant de quitter les siens.
« Je sais que mes enfants les plus vieux me renieront et que je ne peux pas les sortir de là. Ce monde, c’est ce qu’ils connaissent et le choc serait trop grand. »
Ce qui nous ramène à l’éducation.
« Ça me met en colère, parce que mes garçons, qui évoluent dans ce système aujourd’hui, n’ont toujours pas droit à un minimum d’enseignement non religieux, même au primaire. Comme moi, ils n’ont qu’une heure par jour d’anglais et de mathématiques. Ce qui veut dire qu’ils n’auront pas la liberté de choisir. »
Yehouda est frustré que le gouvernement du Québec ne fasse pas appliquer la loi sur l’instruction publique chez les siens. Mais, il est résigné.
« Personne ne sera capable de forcer les hassidim de ma communauté à donner aux garçons une éducation non religieuse. Ça doit venir de l’intérieur. »
Yehouda est décidé à quitter sa communauté, maintenant qu’il a les outils pour le faire. En attendant, c’est l’angoisse.
Pour entrer dans le bar de la rue Mont-Royal où nous avions rendez-vous, il a camouflé ses longues boucles de cheveux sous une casquette et regarde avec un plaisir visible les jeunes papoter autour de lui.
Son téléphone sonne sans cesse. Sur l’afficheur, il est inscrit : maison.
En yiddish, Yehouda demande à son fils d’être sage, de patienter, il lui dit qu’il rentrera bientôt.
« Quand je rentre chez moi, j’étouffe. J’ai l’impression de ne pas appartenir à tout cela. Mon départ est inéluctable. Je me ferai une autre vie. »
Si ce n’est pas sa motivation première, Yehouda aimerait bien tomber amoureux.
Dans le monde hassidique, ce sont des entremetteuses qui organisent les mariages.
« On procède à une brève rencontre qui dure quelques minutes. En théorie, on peut dire non, mais en pratique, on ne le fait jamais. Je n’aime pas ma femme et j’aimerais bien ressentir ce que ça fait d’être avec quelqu’un qu’on a choisi. »
Malgré son habit religieux, Yehouda rejette maintenant complètement l’idée même de Dieu.
Réputation
Dans le monde hassidique, il existe une sorte de bourse du mariage. Selon la réputation de la famille, quelqu’un en âge de se marier a une certaine valeur sur le marché.
Si quelqu’un fait défection, la valeur de l’« action » de tous ses frères et sœurs ou ses enfants baisse.
« Mes frères et sœurs seront pris en pitié. Les gens diront que j’étais fou. Mais ça ne me dérange pas. C’est pour mes enfants que je m’inquiète. »