Mystérieux enlèvement d'enfant manqué
Le coupable avait-il un complice? Était-il lié aux Frères musulmans?

Le 19 décembre 2012, vers 16 h, le gendre d’un milliardaire québécois traverse le parc F.X. Garneau à Outremont dans la neige avec son bambin de trois ans dans un traîneau. Papa et fiston sont de retour de la garderie. Quelques secondes plus tard, ce moment de joie hivernale tourne au cauchemar lorsqu’un homme enlève l’enfant.
Le père tombe par terre, accablé de douleur. Du sang coule de son oreille.
Rapidement, Battikh prend l’enfant sous le bras et se met à courir. Le bambin pleure et crie.
C’est un enlèvement, une scène comme on en voit dans les films. Mais, heureusement, c’est aussi l’histoire d’un enlèvement raté.
En effet, après avoir été attaqué, le père blessé a héroïquement recouvré ses forces. Il a couru après Battikh et, avec l’aide d’un passant venu à son secours, ils ont maîtrisé l’assaillant. Battikh quittera le parc plus tard ce soir-là menotté, en compagnie de plusieurs policiers de Montréal.
Peu avant son arrestation, toutefois, Battikh aurait fait au père de l’enfant une déclaration à glacer le sang: «Si tu ne me laisses pas partir, la prochaine fois que je te vois, je vais te tuer.»
Le crime sensationnel, commis dans un quartier cossu, a secoué tout Montréal.
En mars, Battikh a plaidé coupable à des accusations de tentative d’enlèvement, voies de fait et possession d’une arme prohibée sans être titulaire d’un permis. Il a ainsi évité un procès public. Il a reçu une sentence de six ans de prison.
Mais qui est Chiheb Battikh? Pourquoi a-t-il tenté d’enlever l’enfant d’une des familles les plus riches de Montréal afin de réclamer une rançon de 500 000 $?
Notre Bureau d’enquête a fouillé le passé de ce kidnappeur d’enfant pour découvrir des faits troublants non seulement à son sujet, mais aussi au sujet de l’enquête policière, que l’avocat de Battikh a lui-même décrit comme «pauvre».
Comme Battikh a été rapidement arrêté et accusé, à quelques jours de Noël alors que la police de Montréal comptait peu de ressources, certains aspects de cette affaire rocambolesque n’ont pas fait l’objet d’une enquête approfondie. Le SPVM souffrait d’une pénurie d’effectifs, selon le témoignage d’un policier.
Encore aujourd’hui, la raison pour laquelle Battikh a commis cet enlèvement n’est claire pour personne et, surtout, pour le compte de qui a-t-il agi? Pour son compte personnel ou celui d’une organisation quelconque?
Il n’est pas clair non plus si Battikh avait ou non des complices. S’il en avait, ils sont toujours en liberté.
Battikh est incarcéré depuis peu. Les entrevues avec les médias ne lui sont pas permises, selon le Service correctionnel du Canada. Nous n’avons donc pas pu lui parler.
Quant à sa famille, elle aurait quitté sa maison de Laval et la région de Montréal, selon Me Kim Hogan, une avocate membre de son équipe de défense.
Lorsque nous avons tenté de le contacter par téléphone, son fils aîné a refusé de répondre à nos questions. Il n'a pas non plus répondu à plusieurs messages détaillés que nous lui avons envoyés.
Ian Lafrenière, porte-parole de la SVPM, a défendu la qualité de l’enquête policière qui a tout de même mené au plaidoyer de culpabilité de Battikh et à son emprisonnement.
Toutefois, il a admis en entrevue que ses policiers ne peuvent exclure à 100 % que Battikh n’avait pas un complice le jour de l’enlèvement.
Notre Bureau d’enquête a aussi appris que le Service canadien du renseignement de sécurité s’est intéressé au dossier de Battikh.
Nous avons relevé ces faits préoccupants dans des témoignages faits durant l’enquête préliminaire du suspect, durant son enquête sur caution et durant son interrogatoire par les enquêteurs après son arrestation. Parmi ces faits troublants, il y a ceux-ci:


Le juge doutait que Battikh ait prévu, comme il l’avait déclaré aux policiers, garder l’enfant seul dans sa voiture, en plein hiver, en attendant la rançon.
«Ayant eu lui-même cinq enfants, a-t-il commenté dans son jugement, il ne pouvait pas ne pas savoir que de contrôler un enfant de trois ans pendant aussi longtemps, en plein mois de décembre, dans une automobile, n’était pas réaliste. Prendre possession de la rançon dans un tel contexte échappe à la logique.»
«Cela laisserait-il supposer la présence d’un ou d’une complice? Le tribunal ne peut conclure à cet effet, mais croit que l’accusé n’a pas tout dit dans sa déclaration», a ajouté le juge Leblond.
Lors de l’enquête préliminaire subséquente, l’avocat de Battikh, Me Marc Labelle, a demandé plusieurs fois à un témoin policier s’il avait trouvé des éléments de preuve qui suggéraient la présence d’un complice.
En entrevue, Me Labelle nous a dit que malgré «les apparences», il n’a jamais eu aucune raison de penser que Battikh avait un complice.
Alors pourquoi a-t-il posé des questions de la sorte? «Les questions que j’ai posées c’était pour pouvoir établir, par le policier, qu’il n’y avait pas de preuves sérieuses que mon client avait un complice.»
Ces difficultés étaient liées, disait-il, à des pertes importantes dans ses opérations de spéculation sur séance (day trading) sur des devises. Selon sa déclaration aux enquêteurs, il aurait perdu une grosse partie d’un montant de 250 000 $ qu’il investissait pour plusieurs amis et un de ses frères.
Il a refusé, toutefois, de fournir à la police les noms des gens qui lui avaient confié ces sommes. Il a aussi refusé de donner des chiffres précis sur ses présumées pertes. Le juge Leblond a commenté ainsi cette explication de Battikh: «Les difficultés financières de l’accusé étaient nettement [moins élevées que] la rançon envisagée, soit cinq cent mille dollars (500 000 $)», a-t-il dit.
Lors de l’enquête préliminaire de Battikh, le sergent-détective Vincent Girard a dit à la cour qu’il s’est fié aux aveux du suspect, sans plus, même si Battikh avait menti plusieurs fois déjà pendant son interrogatoire.
Pire, le policier a admis ne pas comprendre ce que M. Battikh faisait avec son day trading de devises. «Je ne serais pas en mesure de dire exactement la nature de ses investissements», a-t-il dit à la cour.
Notre Bureau d’enquête a contacté une des deux maisons de courtage à Toronto avec qui Battikh disait transiger des devises. Cette maison de courtage n’a jamais été contactée par la police.
Non seulement Battikh n’aurait pas déclaré avoir eu en sa possession de l’argent de tierces personnes, comme un frère ou des amis, il n’aurait jamais eu un capital de 250 000 $ et son compte a été fermé six mois avant son arrestation.
«Ce n’est pas quelque chose qu’on voit régulièrement, des pertes de 200 000 $. L’histoire [que Battikh a racontée à la police] est loin d’être vraie. Ça ne correspond pas à ce qu’on voit dans le compte à notre niveau», nous a dit une source qui a requis l’anonymat. Dans ce premier compte, il n’y avait que de 10 000 à 15 000 $, selon notre source.
À la deuxième maison de courtage, Battikh a possédé un compte pendant trois ans et demi et aurait subi des pertes de 100 000 $, selon une deuxième source confidentielle. «Moi, si j’avais été policier, j’aurais enquêté ça», a dit Me Labelle.
Par exemple, après avoir utilisé son TASER pour immobiliser le père, Battikh est parti avec le bambin sous le bras en courant non pas vers sa propre voiture stationnée sur le côté nord du parc F.X. Garneau, mais en direction sud dans le parc, vers la Côte-Sainte-Catherine, avant que le père le rattrape et le maîtrise.
Un enquêteur de la SPVM a témoigné que ce geste l’avait laissé perplexe, sans plus. «Ça m’agace un peu… c’est que le véhicule se situe au nord et quand monsieur enlève l’enfant, il part vers le sud, vers la Côte-Sainte-Catherine, une rue passante, bien connue de tous, et là, c’est quoi, y a-t-il une autre voiture qui attendait monsieur Battikh qu’on n’a pas trouvée, y a-t-il un complice?»

Le walkie-talkie appartenait au fils aîné de Battikh, Moez Battikh, selon la procureure de la Couronne au dossier, la police de Montréal et une déclaration de M. Battikh à la police.
Battikh a déclaré que le walkie-talkie n’avait pas été utilisé depuis un an.
La police a témoigné qu’elle n’a pas été capable de retrouver le détenteur de la ligne. Des téléphones prépayés, aussi connus sous le terme anglais burner phones, sont souvent utilisés par des criminels parce qu’ils sont difficiles à retracer.
«Il y a quand même certains appels qui sont faits à plusieurs reprises un petit peu avant l’enlèvement, mais on n’est pas capables de mettre en preuve à qui appartient ce numéro-là», a témoigné le sergent-détective Vincent Girard à l’enquête préliminaire en septembre 2013.
«On a fait des recherches, puis ça ne correspond pas à un pays, ça fait qu’on ne le sait pas. Il peut y avoir des lignes plus secrètes. En tout cas, on ne sait pas d’où ça provient ou de qui.»

Ce même paquet de cigarettes ainsi qu’un mégot et une bouteille d’eau à moitié consommée trouvée dans la voiture n’ont pas été soumis à des tests d’ADN pour vérifier la présence d’un deuxième individu au moment de l’enlèvement, admet la police.

L’Arabie saoudite a été un lieu de rencontre pour des membres importants des Frères musulmans – jusqu’à ce que son gouvernement décide de proscrire le groupe en avril 2014, après avoir déclaré en mars que les membres de ce groupe seraient désormais considérés comme des terroristes. Me Labelle ignore pourquoi son client voulait aller en Arabie saoudite.

Toutefois, celles-ci n’ont même pas été ouvertes par les enquêteurs. Elles n’ont pas non plus fait l’objet d’une expertise par le service technologique du SPVM, selon l’enquêteur au dossier.


Laval. Son épouse, Souheila Boukraa, et une de ses filles sont dans la voiture.
Elles se rendent à une mosquée non identifiée après minuit, selon un policier, qui n’offre pas plus de détails sur cette visite particulière. La famille n’a finalement rapporté la disparition de Battikh qu’à 2 h 30 du matin.

Battikh a répondu que non, selon une vidéo de son interrogatoire.
Toutefois, la police n’a pas scruté ses relations de longue date avec la Muslim Association of Canada, un groupe qui a des liens étroits avec les Frères musulmans en Égypte et en Amérique du Nord.
Lors de son arrestation, Battikh était un consultant gestionnaire important du MAC qui gagnait un salaire mensuel de 4000 $. Il a négocié l’achat d’un immeuble de bureaux de six étages au centre-ville de Montréal, le 615 Belmont, pour 4,7 millions $. Battikh devait organiser une campagne de collecte de fonds pour défrayer les coûts de l’acquisition.
Le MAC voulait acheter l’édifice pour en faire l’Institut canadien de civilisation islamique avec une mosquée pouvant accueillir 2000 fidèles.
La transaction s’est retrouvée devant les tribunaux en 2012 – des mois avant son arrestation – après avoir rencontré des difficultés, mais elle s’est concrétisée à la suite d’un règlement récent. Le MAC a emprunté 4 M$ pour l’achat.
Battikh a eu des liens étroits avec le MAC pendant 23 ans à Montréal et à Toronto, comme bénévole et comme dirigeant de ses opérations éducatives. Il a aidé à démarrer des écoles de fins de semaine à Montréal et à Toronto pour 2000 enfants musulmans pour leur apprendre le Coran et l’arabe.
Le MAC n’a pas donné suite à nos messages. Mourad Mhiri, président du conseil du MAC, ne nous a pas rappelés, malgré les appels logés à sa résidence à Oakville, en Ontario. Toutefois, un autre membre du conseil, Tarek Zayed, a dit que l’organisation ne comprenait pas pourquoi Battikh avait agi de la sorte.

Deux jours après l’arrestation de son père pour l’attentat, Moez Battikh a écrit sur sa page Facebook: «God is the only authority» (Dieu est la seule autorité).
Cette déclaration est conforme aux croyances des Frères musulmans qui se considèrent au-dessus des lois locales et des constitutions nationales.
Il avait aussi affiché le symbole des Frères musulmans – quatre doigts de la main sur une affiche jaune – sur sa page Facebook.
Sur son site Tumblr, Moez Battikh avait inclus une photo d’un jeune homme violenté sur le capot d’une auto-patrouille du SVPM.
Les messages Facebook, le symbole à quatre doigts et la photo de la voiture patrouille ont tous été supprimés après que notre Bureau d’enquête l’eut contacté.
Notre enquête démontre aussi que, une semaine avant l’attentat, Moez Battikh avait écrit sur sa page Facebook: «As for those who strive in Our cause, We shall surely guide them to Our Ways. Indeed Allah is with those who do good.» Coran 29:69 (Allah est avec ceux qui posent des bons gestes.)
Plus tard, le 25 mai 2013, après l’enquête sur cautionnement de son père, où on a discuté encore à plusieurs reprises de la possibilité d’un complice, Moez Battikh se tourne de nouveau vers sa page Facebook.
Il télécharge une photo de lui et de son père, et il écrit: «Always my role model. You’ve never failed me.» (Toujours mon modèle. Tu ne m’as jamais laissé tomber.)

En entrevue, le milliardaire a parlé pour la première fois, disant que l’attentat qui visait sa famille a été un cauchemar.
D’autres familles prospères du Grand Montréal ont aussi éprouvé des craintes, ajoute-t-il.
TROUBLANTS
«Ces événements ont été terriblement troublants pour l’ensemble de la communauté riche à Montréal. Tout ce que nous essayons de faire, c’est mettre tout ça derrière nous», a-t-il expliqué.
Nous ne pouvons pas identifier le milliardaire, ni son gendre, ni son petit-fils. Un juge a émis une ordonnance de non-publication pour protéger le nom de la famille.
Le patriarche semblait très surpris de la possibilité que Battikh ait possiblement eu un complice et que l’enquête policière n’ait pas été complète quant à ses motifs.
Le contraire
La police, dit-il, lui a dit le contraire, pourtant.
Le milliardaire dit qu’il n’était pas au courant de toutes les irrégularités dans l’enquête criminelle des policiers de Montréal, ni de plusieurs autres éléments troublants que nous avons énumérés. «Si tu prouves quelque chose, je vais te féliciter, a-t-il dit. Ce que tu fais, toutefois, va alarmer bien du monde.»