Confier le bordel informatique à un informaticien?
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Le ministre Coiteux doit nommer une nouvelle direction principale à l’information. La dernière fois, plusieurs lui avaient reproché d’avoir recruté un non-informaticien.
Or, l’informatique n’est pas nécessairement l’expertise la plus appropriée pour ce poste. Cela peut même être un handicap.
Jean-Nicolas Blanchet nous rappelait que le président du Conseil du Trésor doit combler le poste vacant à la direction principale de l’information qui cumule aussi celui « de PDG du Centre des services partagés du Québec (qui en est en soit un travail colossal). Les voix s’élèvent pour diviser cette fonction en deux. Tout indique que Martin Coiteux prendrait cette avenue, selon nos informations. »
En septembre dernier, Jean-Marie Lévesque qui occupait ces deux postes avait été remplacé un an avant la fin de son contrat. On s’y attendait. En commission parlementaire, il s’était montré incapable de fournir des réponses aux questions des députés sur les montants des dépenses gouvernementales en informatique.
Son remplaçant fut Jean-Guy Lemieux, ex-vice-président à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). Plusieurs, en coulisse ou ouvertement, ont critiqué le fait qu’on ait fait appel à un gestionnaire d’expérience diplômé en sociologie et psychologie plutôt qu’à un informaticien.
On n’a jamais su si Lemieux aurait été compétent à ces postes. Seulement qu’il avait manqué (au minimum) de jugement : à l’époque où il était à la RAMQ, il avait omis de déclarer sa situation de conflit d’intérêts alors que l’organisme octroyait au moins 17 millions $ de contrats à CGI où son propre frère était vice-président. À peine un mois après sa nomination, Lemieux démissionne donc.
Alors qui nommera-t-on à quels postes? Voilà une question clé pour la sortie du bordel informatique à laquelle Martin Coiteux doit bientôt répondre.
Direction principale de l’information ou de l’informatique?
Bien sûr, on n’engage pas un membre d’une profession particulière à un poste de haute direction, mais plutôt une personne qui possède le plus possible des compétences, expériences et qualités appropriées pour relever les défis prioritaires identifiés pour les prochaines années.
Or justement, tant que nous ne disposerons pas d’une compréhension claire et solide de toutes les causes du bordel informatique à Québec, il demeurera difficile de bien savoir exactement comment en sortir, et sous la direction de qui.
En attendant une telle étude, on peut s’appuyer sur quelques faits de base. Par exemple, savoir gérer une ressource stratégique pour la vie des organisations et pour une société (l’information) est chose très différente que de savoir créer et gérer des outils et infrastructures (technologies).
J’ai déjà souligné combien les formations actuelles en gestion et en informatique étaient déficientes au sujet de l’information. L’incompréhension de la nature, des propriétés et des rôles de l’information est apparue souvent comme une des sources des défaillances informatiques des systèmes clientèles que j’ai observées sur le terrain. Mais encore une fois, en absence d’une étude globale cette observation demeure personnelle.
Voilà pourquoi je suis allé interroger Josée Plamondon, bibliothécaire, consultante en exploitation de contenu numérique et blogueuse à Direction Informatique, dont les expertises et expériences sont différentes des miennes. Or, quoique nous ayons rencontré des projets informatiques bien différents, elle arrive à des constats similaires. Elle aussi se bute constamment à des professionnels et organisations qui confondent gestion de l’information et gestion informatique; et qui même n’ont souvent aucune idée d’à quoi peut bien ressembler gérer de l’information ou des données. La consultante parle carrément d’absence de « littératie de l’information ». Aussi, d’une « vision qui privilégie le contenant (technique) sur le contenu (information) ». Elle cite le stratège numérique Oscar Berg qui observe que « l’approche technocentrique ajoute à la complexité au lieu de la diminuer, au lieu de nous simplifier les choses ».
Je ne peux résumer ici ma longue conversation avec Mme Plamondon. Ma seule première question sur les compétences que devrait posséder une direction de l’information a provoqué une réponse détaillée de 40 minutes explorant les facteurs de tous ordres qui nous maintiennent dans le bordel informatique. Je n’en étais pas étonné. Nous sommes nombreux à avoir vu trop de défaillances et de gaspillages. « Ce n’a pas de sens qu’un projet coute dix fois le montant prévu » lance la consultante. « Mais on en est venu à croire qu’en informatique, c’est normal. »
Tirer leçons des autres
J’ai donc demandé à Josée Plamondon : si elle avait un seul conseil à donner à Martin Coiteux, quel serait-il?
Sa réponse : prendre connaissance de la littérature existante sur la gouvernance de l’information et de l’informatique.
Sur ce point, Québec n’est pas dans une situation exceptionnelle. Partout à travers le monde, nous sommes confrontés à de problèmes de gouvernance, souvent graves, partout, autant dans les secteurs publics que privés. Or, ces problèmes ont été étudiés. Quelques références plus bas réfèrent à certaines conclusions.
Des études aussi réalisées au Québec : Mme Plamondon cite notamment le Cadre de référence gouvernemental en gestion intégrée des documents commandés par le gouvernement du Québec. Si la portée de cette étude est limitée aux seuls documents, il propose déjà un modèle de gestion qui aborde les responsabilités d’une direction principale de l’information dans un gouvernement. C’est au moins un point de départ.
Clarifier les responsabilités
Josée Plamondon est, comme plusieurs, d’avis qu’il faut confier les postes de direction principale à l’information et de PDG du Centre des services partagés du Québec à des personnes distinctes. Mais elle va plus loin.
Il faut aussi distinguer la direction de l’information de la direction de l’informatique. Surtout que les informations nécessaires à une organisation dépassent souvent largement ce que peut traiter un système informatique de gestion de contenus ou de base de données. Ce qui fait que la tâche de comprendre ces besoins et usages réels d’informations peut, au départ, convenir beaucoup mieux à un anthropologue qu’à un informaticien.
De plus, il faut ajouter à son avis une direction des données qui va s’assurer de la conception et standardisation de celles-ci afin de faciliter leur exploitation et leur partage au sein de l’administration publique, et avec le reste de la société.
Comprendre les besoins avant de concevoir les moyens
Toute cette discussion se résume finalement à quelque chose d’assez simple. Il faut une haute direction capable de déterminer adéquatement et rigoureusement les besoins d’informations de l’administration. Et ce n’est qu’en fonction de cette définition des besoins qu’on pourra commander la production d’informations ainsi que les dispositifs numériques les plus appropriés.
Déjà, si on réussissait à engager une direction principale de l’information capable de prioriser les besoins sur les moyens, peut-être on aurait fait un premier pas pour sortir Québec du bordel informatique.
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Quelques suggestions
Josée Plamondon n’a pas seulement été généreuse de ses réponses, elle a aussi été des références qu’elle a proposées. J’en présente ici quelques-unes liées au sujet du billet :
« Clearing Up the Confusion About Information Governance : Important Differences Between IG, IT Governance, & Data Governance », Entreprise CIO Forum (des différences entre gouvernances de l'information, des technologies et des données).
« Confusion autour de la gouvernance du système d’information d’entreprise » vs ses systèmes informatiques, Indices.
Cadre de référence gouvernemental en gestion intégrée des documents, étude commandée par le Conseil du Trésor et Archives nationales du Québec.
« Gouvernance des projets numériques : Une question de perspectives »; « L’information n’est pas la priorité des organisations »; « De l’informatique au numérique : avez-vous les compétences requises? » de Josée Plamondon dans Direction Informatique.