Vos guenilles valent de l’or
Oeuvres de bienfaisance et entreprises privées s’arrachent les vêtements usagés
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Vous l’ignorez sans doute, mais ce vieux chandail ou cette robe défraîchie que vous balancez dans une boîte de dons vaut son pesant d’or. La valeur de nos guenilles vendues à la tonne à l’étranger a plus que triplé en dix ans pour atteindre 14 M$ l’an dernier.
Avec tant d’argent en jeu, les entreprises privées de recyclage de vêtements ont flairé la bonne affaire. Non seulement ils prolifèrent, mais ils livrent une féroce compétition aux organismes de bienfaisance qui, jadis, occupaient seuls ce marché.
Et de la guenille, il en circule dans la province: chaque année, les Québécois se débarrassent de 184 000 tonnes de matières textiles. Presque autant que la quantité de vêtements qu’ils achètent.
De plus en plus, les vêtements usagés que nous rejetons voyagent de par le monde. Leur principale destination est la Tunisie, considérée comme le plus important centre de tri sur la planète et qui a acheté pour 3,6 M$ de nos vieilles fringues l’an dernier.
Des transactions risquées
Très discrets sur leurs opérations, de crainte d’ameuter la compétition, des exportateurs ont néanmoins confié au Journal obtenir de 0,50 $ à 0,75 $ la livre lorsqu’ils écoulent leur récolte vers l’Afrique.
«Ça dépend de la qualité, explique Ben, un petit exportateur, qui a demandé à taire son nom de famille. C’est payant, mais risqué. Souvent, on envoie les vêtements, mais on ne nous paie pas...»
«Un conteneur rempli de chausseurs peut se vendre 55 000 $. S’il est rempli de vêtements, ça va chercher entre 17 000 $ et 18 000 $. Pour certains, c’est de l’argent non déclaré», avoue un autre exportateur.
La crème pour les friperies
«La crème de la qualité se retrouve en friperie. À eux, on vend entre 1 $ la livre et, parfois, jusqu’à 2,75 $ la livre; mais c’est l’exception», explique Daniel Ranger, propriétaire de Tex-Fab, un rare entrepreneur à parler ouvertement.
Chaque mois, sa compagnie de Granby trie 400 000 livres de vêtements, dont 100 000 livres amassées dans des boîtes de dons. Le reste vient de friperies.
«Je recycle tout!» se réjouit M.Ranger.
Si presque tout se recycle, tout n’a pas la même valeur. «Il y a la qualité Afrique, la qualité friperie, le bon bon, le bon pas bon, le pas rapport, le chiffon...», décrit M.Ranger, avec le jargon du milieu.
Bien que tout à fait légal, l’aspect commercial et lucratif de la récolte des vêtements usagés heurte ceux qui voudraient en faire profiter des œuvres de bienfaisance.
«Des exportateurs privés s’enrichissent en ne se donnant pas la peine de trier les vêtements. Ils les expédient à l’étranger sans faire travailler personne au Québec, déplore Marie-Josée Filteau, directrice de CERTEX. L’organisme emploie près de 150 personnes handicapées ou avec des limitations fonctionnelles.
Plusieurs petits exportateurs de vêtements usagés se défendent en jurant que les affaires ne sont plus ce qu’elles étaient.
«Ben voyons! Si ce n’est pas payant, voulez-vous m’expliquer pourquoi ils se disputent comme ça le territoire?» demande Fayçal Merdassi, de la fondation Le Support.
L’usagé, c’est cool !
Un des facteurs qui explique l’attrait pour les vieux vêtements? Simple: il y a du profit à faire, car l’usagé est désormais «tendance» révèle un sondage de l’Observatoire de la consommation responsable.
Un Québécois sur quatre dit maintenant qu’il songerait à offrir un cadeau de seconde main.
«Peu importe le statut social ou le revenu, les gens achètent de l’usagé, ils ne veulent plus payer le vrai prix», explique Fabien Durif, auteur de l’étude et directeur de l’observatoire.
«Les vêtements, chaussures et articles de mode représentent de loin la catégorie la plus populaire», dit-il.
Passer pour cheap
En 2014, 74 % des Québécois ont acheté des biens usagés.
Selon les résultats du sondage, les gens achètent des produits d’occasion d’abord parce qu’ils n’aiment pas le gaspillage et veulent poser un geste pour l’environnement. Certains disent aussi avoir l’impression de participer à une chasse au trésor.
Seulement 7 % à 11 % des répondants ont des réserves à l’égard des produits usagés craignant de passer pour une personne cheap.
Les ventes annuelles de biens d’occasion seraient, selon les estimations, de 30 milliards de dollars, soit 15 % de la valeur des nouveaux biens achetés.
L’arrivée du Village a tout changé
En deux décennies, le groupe américain Savers, propriétaire des Village des Valeurs, a bouleversé les pratiques des fondations qui vivent des dons de vêtements usagés au Québec.
«Avant le Village des Valeurs, les vêtements usagés n’intéressaient personne», se souvient Pierre Legault.
Le géant américain exporte 79 % des vêtements et articles qu’il achète
Le directeur et fondateur de Renaissance, un organisme de réinsertion à l’emploi, ne cache pas son exaspération devant son compétiteur américain.
«Quand les Villages sont arrivés, ils nous ont dit: “ne vous inquiétez pas, il y en a assez de vieux vêtements pour tout l’monde”, relate M. Legault. Aujourd’hui, on constate que ce n’est pas vrai. Des petits entrepreneurs ont copié leur modèle d’affaires, ils se sont multipliés et le volume de vêtements a beaucoup baissé.»
Avec 330 magasins au Canada, aux États-Unis et en Australie, Savers a instauré la notion de profits dans le monde de la guenille.
Un « gourmand » qui dérange
«Ils achètent au poids et peuvent revendre une robe de mariée 50 $. Le profit est immense», avance Maude Léonard, spécialiste des entreprises sociales à l’école de gestion de l’UQAM.
Directeur de l’Observatoire de la consommation responsable, Fabien Durif croit que Savers a aussi contribué à une meilleure utilisation du seconde main. «Grâce à eux, on allonge la durée de vie des produits», tempère-t-il.
«Le Village des Valeurs est le plus grand gourmand de vêtements usagés. À cause de lui, tout a changé», se lamente Mohamed Ben Smida.
Ce propriétaire d’une entreprise d’exportation de vêtements qui amasse du textile en utilisant des boîtes de dons au nom d’un organisme non enregistré appelé l’Association des Bienveillants.
«Les Villages ont pris tout le marché et ils vendent cher», se plaint un autre entrepreneur privé.
«Nous avons saisi une opportunité, un marché qui n’était pas développé. C’est vrai que nous sommes gros, mais on fait vivre des organismes en achetant leurs vêtements»réplique Dominic Mount, directeur marketing du Village des Valeurs.
Exportation massive
Le Village des Valeurs achète les dons de vêtements et articles recueillis par des organismes québécois reconnus comme Entraide diabétique, Grands Frères Grandes Sœurs et Le Support.
La marchandise ne demeure cependant pas au pays. En 2014, 79 % du matériel usagé a pris le chemin de l’exportation.
Sur les 650 millions de livres de matériel acheté par Savers, 513 millions de livres ont été revendus dans une trentaine de pays à travers le monde.
«Ces vêtements, on les a payés, on peut en faire ce que l’on veut, plaide M. Mount. Il y a de l’argent à faire, c’est pourquoi il y a une explosion de la concurrence», conclut-il.
♦ Savers, qui fait affaire ici sous le nom Village des Valeurs, a été créée aux États-Unis par William Ellison, petit fils de l’un des fondateurs de l’Armée du salut.
En chiffres
- 55 000 $: Valeur approximative d’un conteneur de chaussures usagées à l’exportation.
- 17 000 $: Valeur approximative d’un conteneur de vêtements usagés à l’exportation.
- 184 000: Tonnes de textile dont les Québécois se débarrassent par an. Ils en achètent pour 200 000 tonnes dans la même période.
- 207 %: Hausse de la valeur des exportations de vêtements usagés du Québec depuis 2005.
Où vont vos vêtements ?
Qu’arrive-t-il à votre sac de vieux linge quand vous le déposez dans une boîte? Tout dépend de qui le ramasse. Certaines entreprises font le tri localement au profit d’organismes de bienfaisance. D’autres s’empressent plutôt d’expédier la marchandise à l’étranger. Nos recherches montrent qu’une part grandissante des quelque 184 000 tonnes de vêtements dont les Québécois se débarrassent chaque année est désormais revendue sur le marché international.
Votre sac de vieux vêtements passe au triage
Chez les organismes qui favorisent la revente, tous les vêtements récoltés sont triés, puis classés selon leur qualité. Grâce à l’aide du centre de tri et de récupération de textile Certex, voici un portrait du sort réservé à vos chemises et robes qui ne vous plaisent plus. Cette entreprise d’insertion sociale fait travailler 145 employés, qui trient chaque année 6000 tonnes de vêtements.
Les pires guenilles
Les pièces de vêtements qui n’ont pratiquement pas de valeur prennent souvent la destination de l’Inde (13 427 tonnes en 2014) ou du Pakistan (6529 tonnes). Ces fringues québécoises y sont transformées en fibres destinées au rembourrage. Pour cet usage, les vêtements se vendraient pour si peu que 0,02 $ la livre. À noter, au Canada, on ne peut utiliser que des matériaux neufs pour le rembourrage.
15 % convertis en chiffons
55 % revente locale
15 % destinés à l’exportation
15 % jetés au rebut
La voie rapide et payante
Plusieurs entrepreneurs privés ne se donnent plus la peine de trier et redistribuer les vêtements usagés. Leur objectif est de les vendre au plus offrant sur le marché international, notamment en Tunisie reconnue mondialement pour ses nombreux centres de triage.
Transport par bateau
Les vêtements voyagent par bateau. L’an dernier, 77 747 tonnes de vêtements usagés ont quitté le port de Montréal vers l’étranger.
- Ghana: 2 M$
- Émirats arabes unis: 2,6 M$
- Rép. Dominicaine: 196 932 $
- Tanzanie: 198 786 $
- Bénin: 205 926 $
- Mauritanie: 263 030 $
- Honduras: 421 526 $
- Inde: 1,2 M$
- Pakistan: 1,8 M$
- Tunisie: 3,6 M$
Le Québec exporte de plus en plus ses vêtements usagés
- 2005: 4 610 680 $
- 2014: 14 148 643 $
Brèves
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