Creuser un trou pour en remplir un
Ségal

À la fin des années 90, j’avais un médecin de famille dans un cabinet de quatre docteurs: des cliniques sans rendez-vous pour les urgences, des rendez-vous à trois semaines d’avis pour le reste.
À l’époque, les ministres de la Santé avaient l’air fous en chambre. Les soins à domicile étaient anémiques, les urgences fermaient faute de médecins, les patients non traités y traînaient une éternité sur des civières, des vieux végétaient dans des lits de soins de courte durée.
Par mesure d’économie, on avait éjecté vers la retraite un paquet de médecins et d’infirmières chevronnées. Pour régler ces pénuries gênantes, un ministre a contraint les généralistes à exercer des AMP (activités médicales particulières) s’ils voulaient continuer leur pratique en cabinet. On les a conscrits à travailler dans les urgences, les CHSLD, les CLSC, partout où les pénuries obligeaient le ministre à balbutier des excuses à la période de questions.
Sacrifier les familles
Pour certains médecins, cela ne valait plus la peine d’entretenir un bureau pour trois jours par semaine. Ils ont migré vers l’hospitalier. Le mien s’est consacré aux visites à domicile des patients ciblés par le CLSC, un de ses collègues à l’urgence, un autre aux soins palliatifs. Ils ont rétréci, puis annulé leurs cliniques sans rendez-vous.
À partir de ce moment-là, quand un de mes juniors attrapait une otite, amygdalite ou autre «ite» carabinée, je devais me taper 12 heures à l’urgence pour obtenir les antibiotiques salvateurs. Pour prendre un rendez-vous, il fallait faire la file à 6 heures du matin par -25 le jour où l’horaire mensuel du docteur était déposé.
Le ministre n’avait plus l’air fou, mais les familles souffraient. La migration des omnipraticiens vers les lieux où les politiciens avaient besoin d’eux pour dissimuler des trous béants a créé un autre trou, une pénurie de médecins de famille. D’abord en région, où ils étaient déjà rares, puis à Québec et à Montréal, où l’avènement des cliniques privées n’a pas empêché la grogne.
Un seul gagnant sûr
Le marché entre le ministre Gaétan Barrette et la Fédération des médecins omnipraticiens reconnaît la prise en charge de nouveaux patients comme AMP. Plus besoin de se partager entre l’hôpital et le cabinet! En échange, il ne devrait plus y avoir de patients orphelins de médecins d’ici deux ans et demi.
Mais ce trou que l’on comblera, recréera-t-il celui qu’on a rempli dans les années 2000 en détournant les médecins de famille vers les hôpitaux? Barrette et les omnis parient que l’arrivée de 250 nouveaux médecins évitera qu’on provoque une carence pour en combler une autre. J’ai des doutes. Combien de retraites, de congés parentaux, d’exils devra-t-on compenser?
Par contre, le ministre aura réponse à tout pour le reste de son mandat: «attendez, on a réglé le problème, faut laisser du temps...» Dans 30 mois, on sera tout près des élections. Si cela a marché, il s’en vantera. Sinon, il blâmera les médecins paresseux, imposera des quotas, et se présentera en preux chevalier aux élections. Si le «trou» dans la couverture de santé réapparaît dans l’institutionnel, on ne le saura qu’au prochain mandat, et on creusera à nouveau pour le remplir...
Le seul gagnant sûr et avéré, c’est le ministre!