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Les partis politiques espionnent-ils vraiment votre «vie privée»?

Les partis politiques espionnent-ils vraiment votre «vie privée»?
Gerd Altmann - Pixabay


Le profilage des électeurs n’est pas de l’espionnage et soulève des questions plus collectives, publiques et démocratiques qu’individuelles ou privées.

Je ne peux que vous recommander la lecture du dossier «Les partis politiques vous espionnent» dans l’édition de septembre 2015 du magazine L’Actualité. Alec Castonguay nous met à jour sur la puissance et le raffinement des machineries électorales des partis politiques.

«Les élections fédérales du 19 octobre prochain seront les premières où le profilage des électeurs sera pleinement actif au pays», observe le journaliste.

Son reportage insiste notamment sur les rôles des outils informatiques aux noms plus ou moins évocateurs. Le Constituent Information Management System conservateur. Le Populous néo-démocrate. Le Libéraliste libéral. Le dispositif bloquiste apparemment encore sans nom.

Sur les faits, ce reportage est solide et approfondi (compte tenu des limites de ce que les organisateurs électoraux sont prêts à dévoiler).

« Le citoyen est devenu un consommateur qui s’attend à recevoir une offre personnalisée »

Sur l’interprétation de ces mêmes faits, l’article fait tiquer.

C’est que contrairement à ce que laisse entendre le titre, nulle part le reportage ne donne d’indication que les partis politiques nous «espionnent». On y lit plutôt un perfectionnement des vieilles méthodes de pointage des électeurs sympathisants, opposants ou indécis. Et surtout, une personnalisation croissante de la communication électorale. L’objectif ultime étant de pouvoir faire vibrer les cordes sensibles particulières à chaque électeur ciblé.

De même, le sous-titre «Voici comment ils utilisent les informations sur votre vie privée que vous laissez filer» est aussi erroné. Car les organisations des partis traitent essentiellement de trois types d’informations.

Le premier est de nature sociologique: statistiques de sondages et d’études d’opinions, de recensements, d’organismes publics.

Le second type provient des interactions entre le parti et les citoyens: pointage téléphonique et par porte-à-porte, participation à des campagnes ou activités du parti.

Et un troisième type d’informations est de nature publique: inscriptions sur la liste électorale, signature de pétitions déposées publiquement, registre des dons aux partis politiques.

Bref, pas grandes informations relatives à nos «vies privées».

Deux pratiques problématiques cependant

À un seul moment, le dossier de L’Actualité évoque une activité impliquant la surveillance. Celle-ci n’est pas exercée par les partis politiques, mais ils n’en profiteraient pas moins. Alec Castonguay mentionne qu’un parti politique peut acheter de la publicité très ciblée dans des médias sociaux. Or, il est bien connu que des entreprises comme Facebook disposent de moyens de surveiller en détail les activités de leurs membres non seulement sur le propre site, mais presque à travers tout le web. Ici, la communication électorale profiterait de cet «espionnage» commercial.

Par ailleurs, la seule référence à un usage d’informations portant potentiellement sur la «vie privée» de citoyens concerne le Constituent Information Management System. «Les députés [conservateurs] ont l’obligation d’y inscrire toutes les interactions avec la population, même celles qui touchent leur travail parlementaire», écrit Castonguay. Des informations que des citoyens auraient pu livrer personnellement en confidence à leur député local se retrouvent ainsi entre les mains de toute une machine politique pannationale. Sans consentement, un tel détournement brise toute relation de confiance, surtout si la rencontre portait sur un sujet sensible aux yeux des personnes concernées.

Quand une grille devient œillères

Les phrases selon lesquelles «les partis politiques vous espionnent» et «utilisent les informations sur votre vie privée» ne sont pas que racolage médiatique ou raccourci journalistique. Ces phrases reflètent une grille d’analyse de la réalité. Une façon répandue de comprendre le monde. Si répandue que, souvent, on ne rend pas compte que la grille d’analyse a fini par remplacer la réalité elle-même. Ou que la carte a fini par remplacer le territoire, pour employer une métaphore géographique.

Cette grille d’analyse – ce paradigme, en terme savant – peut être résumée en trois propositions:

  • toute information personnelle porte sur la «vie privée» d’une personne;
  • toute manipulation d’informations personnelles est donc une invasion dans la «vie privée» de cette personne; et donc
  • pour protéger la «vie privée» de cette personne, il faut des lois régissant le maniement des informations personnelles (qu’on appelle d’ailleurs lois de protection de la «vie privée»).

Chacune de ces propositions est fausse sur de très nombreux plans. Chacune de ces propositions est démentie par la réalité observable. Mais l’ensemble du raisonnement est devenu si dominant qu’il s’est transformé en prêt-à-penser. Ces œillères encadrent partout la compréhension des maniements d’informations: en droit, marketing, sciences sociales, informatique, société civile, philosophie, partout. Le même prêt-à-penser est évidemment repris en journalisme qui le diffuse dans la population.

« Les élections fédérales du 19 octobre prochain seront les premières où le profilage des électeurs sera pleinement actif au pays »

On observe ce paradigme à l’œuvre dans le dossier de L’Actualité des titres jusqu’aux conclusions en passant par toute une série de conseils qui ne s’adressent qu’aux individus déjà trop occupés par leur... «vie privée».

Soumettre les partis politiques aux lois de protection des renseignements personnels et à la surveillance du Commissariat à la protection de la «vie privée» réglerait quoi au juste?

Ces lois et cet organisme n’ont jamais entravé le profilage des citoyens dans le commerce, la publicité, l’emploi, les assurances, les médias sociaux. Alec Castonguay le signale d’ailleurs en mentionnant notamment l’usage du profilage par le Mouvement Desjardins et les caisses populaires. Ces lois n’empêchent même pas la surveillance de nos faits et gestes numériques par les médias sociaux, les moteurs de recherche, les régies publicitaires. Encore moins par les agences de renseignements.

D’ailleurs, que pourrait faire un citoyen qui exercerait son droit d’accès à la fiche détenue sur lui par un parti politique? S’il découvre qu’on l’a profilé comme «mâle blanc en colère»? Bon. Évidemment que les partis emploient probablement une étiquette moins crue pour désigner cet important groupe d’électeurs. Est-ce que ce citoyen pourrait faire changer son profil pour une autre catégorie qui le décrirait mieux selon lui? «Entrepreneurs décidés», par exemple?

De bonnes solutions ne peuvent être trouvées qu’à des problèmes bien définis.

Atomisation électorale

Alec Castonguay évoque justement le problème posé par le profilage électoral. «Le citoyen est devenu un consommateur qui s’attend à recevoir une offre personnalisée», écrit-il. Voilà une logique individualisante en profonde contradiction avec le fondement même de l’élection démocratique.

Car les élections se veulent un exercice d’expression d’une «volonté générale». Elles servent à tout un pays pour se nommer — pacifiquement — un gouvernement. Pas à un électeur isolé à se choisir un papa-gâteau particulier qui soit compréhensif et généreux à son égard.

Les élections servent aussi à désigner les parlementaires qui voteront les lois qui régiront universellement les vies de tous les citoyens. Pas à se magasiner un coach ou un piston personnel.

Comment pourrait-on identifier quelle «volonté générale» s’exprime dans les résultats d’élections après 26 millions de campagnes électorales personnalisées pour autant d’électeurs inscrits? Et pourquoi pas 26 millions de miniprogrammes de gouvernement pouvant aisément se contredire les uns les autres? Ceci est loin d’être une question hypothétique. Techniquement, nous y sommes presque déjà.

Aux maux de notre démocratie électorale, il faut chercher des solutions... démocratiques.

Prenons l’exemple des élections de 2012 aux États-Unis. On y a intensivement utilisé le profilage des électeurs dont les partis politiques canadiens se sont inspirés pour les présentes élections fédérales. Mais en plus, les organisateurs électoraux états-uniens ont conçu des campagnes et des publicités différentes pour chacun des marchés télévisuels. Par exemple, les campagnes et publicités qu’on voyait sur les télés de Burlington pouvaient être substantiellement différentes de celles sur les télés de Plattsburgh, juste de l’autre côté du lac Champlain. À tel point que pour les électeurs qui ne s’informent que par la télévision, le seul moyen sûr d’avoir une vue d’ensemble états-unienne de la campagne était de syntoniser PBS (disposant de moyens journalistiques limités) ou une chaîne planétaire (BBC World, CNN International, Al Jazeera English).

Or la numérisation actuelle des médias de masse permet des ciblages encore plus fins! C’est-à-dire l’individualisation croissante des contenus journalistiques et publicitaires. Exactement comme ce que font les Facebook ou Google. De plus en plus, chacune et chacun de nous pourront recevoir ou être exposés à des contenus personnalisés en vertu d’un profilage individualisé.

Collectivisation électorale

Le profilage des électeurs et la personnalisation de la communication électorale ne doivent pas conduire à une atomisation sociale qui menacerait la démocratie elle-même (déjà très imparfaite).

La soudaine multiplication des débats télévisés dans la présente campagne fédérale représente un antidote bienvenu contre ces risques d’atomisation. En direct, en différé ou à travers ce qui en sera rapporté, l’ensemble de la population peut se retrouver dans une même agora pour entendre les mêmes propositions électorales.

Aux maux de notre démocratie électorale, il faut chercher des solutions... démocratiques.

Un autre antidote contre l’atomisation pourrait être d’obliger les partis politiques à rendre systématiquement publics tous les faits, arguments et promesses produits pour leurs communications personnalisées. Il ne s’agirait aucunement de révéler leurs tactiques de ciblages ou l’identité des électeurs ciblés. Seulement de permettre à tous les électeurs, à tous les médias et à tous les adversaires politiques d’apprécier et débattre le caractère véridique, réalisable et cohérent de l’ensemble des communications électorales officielles «autorisées et payées» par les partis et candidats.

À travers le web, l’informatique permettrait l’accès de tous à ces propagandes. Tout comme l’informatique offrirait les outils automatisés d’analyse de cette masse de communications.

Les pratiques électorales et du monde des médias s’informatisent. Ces évolutions rapides soulèvent des défis politiques et démocratiques plus ou moins inédits. Les réponses doivent d’abord être publiques et collectives.

 







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