L’humour est-il devenu une activité à risque ?
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Interrogé sur les défis qui les confrontent, l’un des concepteurs de l’émission de fin d’année Bye Bye 2015 a évoqué les menaces de poursuites judiciaires.
Les menaces de poursuites sont devenues l’un des principaux facteurs inhibant les démarches de création.
Il y a un an, les attentats contre Charlie Hebdo révélaient que l’humour est une activité à haut risque.
Lorsqu’on créé des textes humoristiques, se livre à la caricature, on transgresse les limites.
L’humour suppose d’exagérer les traits de ceux dont on se moque, d’enfoncer les tabous.
L’humour se construit aussi sur la transgression : sur la déconstruction. Pas étonnant que plusieurs humoristes se retrouvent fréquemment à la marge.
Et se retrouver à la marge augmente les risques que ceux qui se sentent « insultés » « méprisés », « discriminés » intentent des recours devant les tribunaux ou devant les instances de régulation comme le CRTC.
Il y a quelques années, un citoyen s’élevait contre le monologue Nigger Black de Yvon Deschamps, le jugeant raciste alors que le propos de l’auteur était précisément de dénoncer le racisme.
Mais pour en déceler le sens, il fallait prendre la peine d’écouter... et de comprendre.
Dans une société pluraliste comme la nôtre, il coexiste plusieurs façons de recevoir les images et les mots, de percevoir leur sens.
Cela peut accentuer le risque inhérent à la création tout court et à la création humoristique en particulier.
Certes, le Québec n’est pas l’Arabie Saoudite. Les créateurs ou les blogueurs ne sont pas menacés de sévices corporels !
Mais la facilité de lancer des poursuites devant les tribunaux, au nom du droit à l’égalité, du droit à la vie privée ou à la réputation, est devenu un facteur limitant la créativité.
La diversité des points de vues, des perceptions et le respect des différences doit être adéquatement protégée par un cadre juridique qui assure à la fois les libertés quant aux identités que le droit de parler, de critiquer, de rire et de dénoncer.
Il faut que la liberté d’expression soit suffisamment garantie de façon à ce qu’il ne soit pas démesurément risqué de prendre la parole.
Or, il existe une tendance en certains milieux à privilégier les droits à l’égalité, à la réputation, à la vie privée, quitte à en retrancher un peu (ou beaucoup) à la liberté d’expression.
Pour plusieurs, la liberté d’expression est une liberté que l’on célèbre dans l’abstrait mais qu’on est prêt à balancer dès qu’un propos dérange !
Dans un tel contexte sociétal, les risques qui pèsent sur ceux qui prennent la parole s’alourdissent.
Depuis quelques années, on a assisté à un accroissement du nombre et de la portée des dispositions des lois protégeant certains droits fondamentaux pouvant être invoquées à l’égard de ceux qui s’expriment.
Par exemple, les dispositions sur le droit à l’égalité sont invoquées à l’encontre d’artistes se produisant dans le cadre de spectacles d’humour.
Les tribunaux ont maintes fois expliqué que des propos désobligeants fondés sur l'une de ces caractéristiques à l’égard desquelles il est interdit de discriminer peuvent constituer une discrimination au sens de cette disposition.
Ainsi, tenir des propos sur les personnes en fonction de la religion, de l’origine ethnique, du handicap, de l’orientation sexuelle et d’autres motifs prohibés de discrimination peut constituer de la discrimination interdite. Il peut en résulter de lourdes condamnations.
Pour l’heure, les tribunaux considèrent que la prohibition des propos discriminatoires est liée au droit à la sauvegarde de la dignité, de l'honneur et de la réputation, garantie par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.
Conjuguée à la disposition interdisant la discrimination, il en découle un interdit à portée très large de déconsidérer une personne ou un groupe de personnes en raison d'une caractéristique personnelle comme le sexe, le handicap, ses croyances religieuses etc.
De même, le droit relatif à la protection de la réputation a connu un certain durcissement. À tout le moins devant les tribunaux de première instance, on décèle une tendance à juger sévèrement les propos critiques à l’égard des personnalités publiques.
Il existe des conceptions limitatives de l’intérêt public qui rendent plus risquées le propos à l’égard de personnes qui n’occupent pas un poste directement associé aux affaires publiques.
Par exemple, dans l’affaire de la publication de l’image d’une personne voilée par un journal publié à Québec, le tribunal a retenu une conception étroite de l’intérêt public.
Le résultat : publier l’image d’une personne qui n’aspire pas à exercer une charge publique ou qui n’entend pas solliciter l’attention du public est devenu plus risqué.
L’effet conjugué de ces évolutions tend à accentuer le niveau de risque encouru par ceux qui se livrent à des activités créatrices fondées sur l’actualité.
Est-ce que ce climat que l’on peut trouver hostile à la liberté d’expression peut expliquer à lui seul que l’on se prend parfois à regretter les « Bye Bye » d’autrefois ?
À force de réclamer de ne pas dire ceci, de ne pas « mettre cela », de ne pas montrer ça, de « ne pas rire de ça », on peut finir par devenir plate !