Le salaire minimum fait toujours aussi mal!
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La semaine passée, j’ai essayé de répondre au texte de Normand Baillargeon sur les pages de Voir. Pour une raison qui m’échappe, le commentaire n’est pas apparu. Cependant, il convient de le remâcher ici puisqu’il résume bien ma longue série de billets sur les effets du salaire minimum.
Une nouvelle littérature académique laisse croire à plusieurs qu’une augmentation substantielle du salaire minimum n’entraine pas d’effets négatifs. Chroniqueurs, politiciens, activistes et dilettantes utilisent cette littérature pour justifier une hausse substantielle du salaire minimum. Ils citent constamment cette nouvelle littérature afin de discréditer le point de vue traditionnel qui indique le contraire. Ceux-ci fondent cependant leur argumentaire sur une mauvaise interprétation (ou sur une déformation) de la nouvelle littérature. Dans les faits, cette dernière vient simplement montrer qu’il est possible que le salaire minimum n’ait pas indubitablement un impact négatif sur l’emploi. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a aucun effet négatif associé.
Pour analyser l’impact du salaire minimum, il faut comprendre que les entreprises ont plusieurs outils pour s’adapter à la hausse du salaire minimum. L’utilisation de chacun de ses outils dépend du contexte dans lequel la hausse du salaire minimum se produit ainsi que de l’ampleur de cette hausse. En analysant les effets du salaire minimum de cette façon, il s’avère que les effets négatifs sont bien réels.
La nouvelle littérature sur le salaire minimum
La nouvelle littérature sur le salaire minimum propose que les effets d’une hausse du salaire minimum sur l’emploi soient inexistants. L’émergence de cette nouvelle littérature pourrait largement être attribuée aux travaux d’Alan Krueger et de David Card, il y a de cela deux décennies, et s’est largement amplifiée depuis. La première étude de Card et Krueger portait sur l’impact d’une hausse du salaire minimum en Pennsylvanie et au New Jersey. À la grande surprise de la communauté académique, aucun effet négatif sur l’emploi n’a été observé à la suite d’une hausse du salaire minimum. L’un des articles les plus notables à seconder leur conclusion sera celui de Dube, Lester et Reich qui abordait l’impact du salaire minimum dans l’industrie de la restauration.
Pourtant, ces articles ne font qu’indiquer que la demande pour l’emploi était suffisamment inélastique pour ne pas causer une hausse trop drastique du chômage. Pour être bien clair, ces résultats ne sont pas demeurés incontestés. En effet, David Neumark et William Wascher remettront en question la méthodologie utilisée par ces derniers. En utilisant une méthode d’estimation différente, ils arrivent à la conclusion traditionnelle voulant que l’élasticité soit bien plus importante. De plus, ils ont remarqué que l’étude initiale proposée par Card et Krueger était effectuée sur une courte période, condamnant ainsi les résultats à demeurer imperméables à tout effet négatif. À l’aide de données plus précises, leur méthodologie mènera à une conclusion allant à l’encontre de celle de Krueger et Card.
Sans égards à ces critiques, assumons que le salaire minimum n’a effectivement aucun effet sur l’emploi. Cela signifie-t-il qu’une hausse du salaire minimum n’entraine aucune conséquence négative? La réponse est certainement non.
Cela s’explique par une nuance importante apportée par la nouvelle littérature. Dans une méta-analyse regroupant 200 articles académiques, Belman et Wolfson ont conclu qu’il n’y a pas de lien statistiquement significatif entre une « hausse modérée » du salaire minimum et une baisse de l’emploi. De par son effet potentiellement non linéaire sur l’emploi, le terme « modéré » est d’une importance clé lorsqu’on parle de hausse du salaire minimum. Autrement dit, une hausse de 10 % du salaire minimum pourrait réduire l’emploi chez les adolescents de 1 %, tandis qu’une hausse de 40 % pourrait engendrer une réduction bien supérieure à 4 %. Un article récent de Jeremy Jackson et Aspen Gorry publié dans le Contemporary Economic Policy abonde dans le même sens : plus la hausse du salaire minimum est grande, plus ses effets sur l’emploi seront importants.
Cette relation non linéaire implique l’existence de « points tournants » à partir desquels l’employeur choisira de diminuer sa quantité demandée d’emplois afin de s’ajuster. Toutefois, si le coût de la main-d’œuvre augmente modérément, une telle stratégie sera relativement inefficace. Dans la mesure où l’augmentation du coût de la main-d’œuvre demeure sous un certain point tournant, l’employeur disposera de plusieurs mécanismes pour s’y adapter.
Mécanismes d’ajustement
Les contraintes auxquelles font face les employeurs varient considérablement d’un secteur d’activité à l’autre. Cette diversité implique une variété de solutions pour s’adapter à l’augmentation du coût de la main-d’œuvre. Par exemple, si la demande pour le produit ou service offert par un employeur plutôt inélastique, une augmentation du coût de production peut être compensée par une augmentation des prix assumés par les consommateurs. Bien qu’une telle situation n’implique pas de perte d’emploi, le coût d’une telle mesure est assumée par d’autres travailleurs (les consommateurs du bien en question) qui disposeront ainsi de moins d’argent à dépenser ailleurs. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une baisse de l’emploi, cette situation implique tout de même une conséquence négative attribuable à la hausse du salaire minimum. Les effets sont simplement ressentis par des gens au milieu de l’échelle des revenus ou dans d’autres industries.
Une autre possibilité serait que, sans diminuer le nombre de salariés, l’employeur opte pour une réduction de l’horaire de travail. Ce type de solution pourrait être préféré par un employeur qui ne peut pas congédier un employé en raison d’une hausse insuffisante pour justifier le coût de transaction associé à un congédiement. Même Belman et Wolfson – qui supportaient par ailleurs l’idée d’augmenter le salaire minimum –, ont concédé qu’une augmentation du salaire minimum engendre bel et bien une baisse modérée des heures de travail. Neumark et Wascher, qui se montraient beaucoup plus sceptiques, ont même affirmé que l’impact du salaire minimum sur les heures travaillées est beaucoup plus grand. Encore une fois, l’impact ne concerne pas la variable de l’emploi mesurée en termes de nombre d’individus qui travaillent, mais bien celle des heures travaillées.
Pour compenser une hausse du coût de la main-d’œuvre lié au salaire minimum, un employeur pourrait également opter pour une diminution des dépenses en formations et autres bénéfices. Même Card et Krueger, dans un livre portant sur le salaire minimum, détaillent cette stratégie en soulignant l’exemple d’un employeur qui pourrait diminuer les rabais sur les uniformes et les repas gratuits (p. 170). Ce qui vient encore une fois démonter que l’effet d’une hausse du salaire minimum ne se manifeste pas nécessairement par une baisse de l’emploi. Face à une augmentation de 5 % du salaire minimum, un employeur verra nécessairement le coût de sa main-d'œuvre augmenter. Du fait que congédier un employé implique une baisse de la production et de ses revenus, le congédiement peut ne pas être une bonne option. Cependant, réduire les dépenses et les bénéfices accordés à ses employés demeure une option relativement facile. Cela signifie moins de bénéfices marginaux et de formations en cours d'emploi. Cela peut aussi vouloir dire que l’employeur doive s’ajuster par le biais d’une modification des méthodes de compensation. Par exemple, l’économiste Mindy Marks a estimé qu’une hausse du salaire minimum d’un dollar génère une baisse de 6,2 % des probabilités qu’un employé se voit offrir une police d’assurance santé. Il s’agit là encore d’un effet du salaire minimum moins visible, mais qui affecte tout de même les travailleurs.
Les employeurs peuvent aussi décider de substituer quelques travailleurs par un autre type de travailleurs. L’économiste David Neumark a indiqué que, subsumée sous les statistiques agrégées de la « force de travail » se trouve certains déplacements intéressants. Dans son article écrit pour le Employment Policy Institute, il souligne aussi que « les adolescents moins expérimentés sont exclus du marché du travail, alors que ceux étant plus expérimentés ont tendance y entrer par l’attrait du salaire plus élevé (même au détriment de l’accomplissement de leur éducation) ». Un autre exemple pourrait être le retour au travail pour les retraités. Devant une hausse de l’offre d’emplois qualifiés, les employeurs auront tendance à délaisser les travailleurs ayant moins d’expérience. Dans une telle situation, la composition du marché du travail peut changer alors que l’emploi total ne change pas. L’effet négatif se fait sentir auprès des travailleurs peu qualifiés qui ont de la difficulté à entrer et acquérir de l’expérience de travail.
Conclusion
Bien qu’aucun des mécanismes d’ajustement mentionnés ci-haut n’affecte nécessairement l’emploi total de façon négative, aucun d’eux n’est désirable. Conclure qu’une hausse du salaire minimum n’a aucun effet négatif implique donc une sous-estimation pour le moins douteuse de la capacité des employeurs à s’adapter à une augmentation du coût de la main-d’oeuvre. Affirmer qu’une « augmentation modérée du salaire minimum n'a pas d'effets statistiquement significatifs sur l'emploi » est simplement un énoncé scientifique positif sans implication normative. Le cas échant, les mécanismes d'ajustement multiple suggèrent que le salaire minimum fait encore mal et qu’ils sont à la fois une déclaration positive et normative. Et travestir la littérature économique afin de justifier une proposition qu’on aurait fait sans égard à cette littérature ne changera pas la réalité. Comme quoi la décence intellectuelle n’a pas de prix...
Si vous voulez parler de réduction de la pauvreté (ce qui m'intéresse vraiment), on doit regarder ailleurs afin d'éviter de simplement se gargariser avec un discours vertueux fondés sur des incompréhensions.