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De «Gros jambon» à Mike Ward: humour ou intimidation?

De «Gros jambon» à Mike Ward: humour ou intimidation?

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Dans les années soixante, Réal Giguère était un animateur télé très en vue. Il avait endisqué la chanson Gros Jambon, une traduction de la chanson américaine Big Bad John de Jimmy Dean. La chanson fut un immense succès. Le disque s’est vendu au Québec à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.

À cette époque, j’étais écolier à l’école primaire.  Dans la cour d’école, plusieurs entonnaient la chanson surtout lorsqu’ils se trouvaient en présence de collègues ayant quelques livres en trop.

À cette époque, ce comportement était normal et accepté. Heureusement, de nos jours, cela peut constituer de l’intimidation. 

La Loi visant à prévenir et à combattre l’intimidation et la violence à l’école adoptée en 2012 définit ainsi l’intimidation:

«tout comportement, parole, acte ou geste délibéré ou non à caractère répétitif, exprimé directement ou indirectement, y compris dans le cyberespace, dans un contexte caractérisé par l’inégalité des rapports de force entre les personnes concernées, ayant pour effet d’engendrer des sentiments de détresse et de léser, blesser, opprimer ou ostraciser;»

Mais comme le rappelait un juge d’un tribunal de Nouvelle-Écosse, de telles lois doivent s’interpréter en limitant le moins possible la liberté d’expression.

Lorsqu’une loi affecte des droits fondamentaux, il faut qu’elle soit rédigée de manière à limiter le moins possible l’exercice des libertés garanties.

Alors, posons-nous la question: est-ce que Réal Giguère faisait de l’intimidation en chantant cette chanson «Gros jambon»?

Car même à cette époque, il se trouvait des gens pour dénoncer la chanson au motif qu’elle inspirait certains à poser des gestes d’intimidation.

Pour répondre à pareille question en tenant compte de la liberté d’expression et de la nécessité de protéger contre l’intimidation, il faut prendre la peine de faire des distinctions.  

Sinon, tout devient intimidation et le risque de parler devient excessif.

Il y a une importante différence entre prononcer un propos dans le contexte d’une prestation artistique comme ici une chanson portant sur une personne de forte taille et reprendre ces paroles afin d’empoisonner la vie quotidienne d’individus dans un milieu spécifique comme l’école.

Assimiler le propos humoristique caricaturant un personnage public à de l’intimidation, c’est faire un dangereux raccourci.  

C’est prendre un propos caricatural, prononcé dans un contexte bien déterminé - un spectacle, une œuvre de fiction, une chanson - et lui imputer les conséquences de toutes les utilisations malveillantes que d’autres pourraient en faire.

Lorsque les membres du mythique groupe Rock et Belles Oreilles se moquaient de la chanteuse «Belgazou», les humoristes caricaturaient le personnage public. Ils ne commettaient pas de l’intimidation. 

Mais l’individu qui aurait été reprendre les propos des humoristes en allant sonner à la porte de la chanteuse pour lui crier de «changer de nom» aurait, lui, commis de l’intimidation.

De la même façon, entre les phrases caricaturales de Mike Ward à l’égard de Jérémy Gabriel et les reprises de celles-ci par des gens qui voudraient s’en prendre au personnage public il y a toute la différence entre le propos humoristique et l’intimidation.

Le propos caustique s’inscrivant dans le cadre d’une démarche artistique ou humoristique (que l’on peut trouver bonne ou non) doit être jugé à la lumière des critères applicables à ce type d’activité. 

Lorsqu’ils sont appelés à juger du caractère fautif d’un propos humoristique, comme une caricature ou un propos s’inscrivant dans le cadre d’une démarche de création, les tribunaux vont se demander si le propos respecte les «règles de l’art», les lois du genre.

Le propos humoristique ne s’analyse pas uniquement par une lecture littérale. Il faut apprécier le contexte de même que le type de procédé narratif dans lequel il s’inscrit. C’est uniquement lorsqu’il est démontré que le propos ne respecte pas les «règles de l’art» qu’il pourra être tenu pour fautif.

Entre les mots bêtes et méchants prononcés dans un contexte artistique ou humoristique et les propos adressés directement à la personne concernée afin de lui empoisonner la vie, il y a donc une différence majeure. 

Assimiler à de l’intimidation des propos prononcés hors la présence d’une personne publique, dans un dessein humoristique, c’est condamner a priori toute parole qui présente un potentiel d’être reprise dans un dessein d’intimider. C’est donner une portée démesurée à la notion d’intimidation. 

Il importe donc de faire la différence entre le caricaturiste qui dépeint une personne de façon satirique et celui qui prend copie de cette caricature et va la coller sur la porte du lieu de résidence de la personne représentée.

Lorsqu’on néglige de faire une pareille distinction, on restreint radicalement l’espace de la liberté de création et d’expression. 

Certes, il y a toujours des limites à la liberté de pratiquer quel que type de discours. Le discours humoristique n’est pas non plus sans balises.

Mais tout l’enjeu réside dans la façon de déterminer ces limites.

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