Bonbons et biscuits au cannabis livrés chez vous
Des tests chimiques sur sept produits reçus révèlent des taux de THC différents de ceux annoncés
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Quelques clics sur le web suffisent pour recevoir par la poste des bonbons illégaux semblables à ceux qu’un enfant s’achète au dépanneur, à la différence que ceux-ci contiennent de fortes doses de THC. Tous les jours, ils parcourent les quelque 5000 km qui séparent Vancouver et Montréal sous le nez des autorités, sans être interceptés.
Le Journal a effectué, avec une désarmante facilité et sans prescription médicale, six commandes auprès de trois dispensaires, tous basés à l’autre bout du pays. Les colis ont été livrés par Postes Canada.
Ces confiseries, qui resteront interdites après la légalisation de la marijuana en juillet 2018, affichent de très hauts taux de THC. Et il est impossible de se fier aux étiquettes, révèlent des tests chimiques commandés par Le Journal.
Les enfants à risque
Plusieurs boutiques virtuelles canadiennes sont déjà bien établies.
Brownies, jujubes de type Gummy Bears, anneaux givrés à la pêche, bonbons en forme de Lego et chocolat blanc ou noir... le choix ne manque pas.
L’apparence de ces friandises. qui contiennent de très fortes doses de THC, pourrait confondre n’importe qui, surtout des enfants.
D’ailleurs, au Colorado, où le pot et ses produits dérivés ont été légalisés en 2014, les hôpitaux ont constaté une hausse des cas d'exposition au cannabis chez les enfants de moins de six ans. Dans la majorité des cas, la drogue avait été ingérée.
L’État américain a dû mieux encadrer les produits comestibles plusieurs mois après la légalisation, lorsque les médias se sont intéressés au cas de surdoses et de mauvais étiquetage. Une limite de 10 mg de THC par portion avec un maximum de 10 portions par paquet a été imposée.
Tests inquiétants
Un laboratoire homologué par Santé Canada a analysé, à la demande du Journal, sept des bonbons et pâtisseries commandés.
Ces tests ont permis aux chimistes de comparer les taux de THC annoncés par les compagnies et les taux réellement contenus dans les friandises.
Les résultats sont pour le moins inquiétants:
- Vendu avec une teneur en THC déclarée de 120 mg, le bonbon en forme de Lego en contenait seulement 29 mg, par exemple.
- Une tablette de chocolat annoncée à 300 mg n’en contenait que 130.
Certains produits sont même vendus sans information sur la quantité de drogue contenue.
Un client pourrait prendre l’habitude de consommer une grande quantité de chocolat, par exemple, jusqu’au jour où il tomberait sur un produit contenant réellement la teneur de THC annoncée. Il pourrait alors passer un très mauvais moment.
Vente et fabrication interdite
Il est actuellement interdit de fabriquer ou de vendre des produits comestibles à base de cannabis, et ce, même pour les producteurs autorisés par Santé Canada. Les personnes qui possèdent une prescription peuvent acheter du cannabis séché ou de l’huile pour cuisiner leurs produits pour consommation personnelle.
Pas prévu dans le projet de loi
Dans le projet de loi fédéral, seuls le cannabis, l'huile, les graines et les plants pourront être achetés légalement. Les producteurs autorisés pourront continuer de vendre séparément de l’huile de cannabis et un mélange à brownies, mais pas de gâteaux au pot, par exemple.
Pas d’échéancier
Le projet de loi ne prévoit pas la légalisation des produits comestibles en même temps que celle du cannabis séché. Il doit d’abord mettre sur pied un système de surveillance, définir les tailles et les doses par portion, instaurer des exigences sur l'emballage pour protéger les enfants, ce qui s’annonce complexe. Aucun échéancier n’est prévu à ce sujet.
Décrié par les experts
Le groupe de travail sur la légalisation du cannabis proposait au gouvernement d’autoriser les produits à base de cannabis, mais d’interdire tout produit jugé attrayant pour les enfants, y compris les produits qui ressemblent à des aliments familiers ou qui les imitent.
Il recommande aussi de fixer une quantité maximale de THC par portion et par produit.
Six colis livrés sans problème par la poste
L’envoi de six colis différents nous a permis de mettre à l’épreuve le système de surveillance des produits illégaux de Postes Canada.
Le Journal a contacté la société d’État pour avoir une réaction au sujet des livraisons de ces substances interdites.
«Lorsque Postes Canada en détecte [la marijuana non réglementée par Santé Canada] dans un article, elle intercepte l’article en question et le remet aux autorités compétentes aux fins d’enquête, conformément à son règlement», a déclaré le porte-parole Philippe Legault.
Malgré notre insistance à savoir si Postes Canada considérait avoir des ressources suffisantes pour intercepter ces produits comestibles et si les saisies de cannabis et de substances dérivées avaient augmenté ces dernières années, nous n’avons pas obtenu de réponse.
Des portions énormes
Au Colorado, la limite de THC pour les produits comestibles récréatifs est de 10 mg par portion, avec un maximum de 10 portions par paquet.
Même si les effets varient selon les habitudes de consommation de chacun, un bonbon qui contient 10 mg suffit à procurer un effet semblable à la sensation ressentie après quatre ou cinq bouffées de joint.
Qu’est-ce que le THC ?
Le tétrahydrocannabinol, ou THC, est le principal agent psychoactif dans le cannabis.
Le processus du Journal
1. En quelques clics, nous avons trouvé plusieurs sites de vente en ligne de produits comestibles contenant du cannabis.
2. Il suffit de fournir la photo d’une carte d’identité prouvant qu’on est majeur pour ouvrir un compte. Un des trois sites visités a omis de réclamer cette preuve.
3. Nous avons effectué six commandes distinctes auprès de ces trois dispensaires virtuels. On a pu y magasiner divers produits: bonbons, chocolat, miel, brownies, biscuits, etc.
4. Deux à trois jours après le paiement par virement Interac, nous avons reçu nos colis, livrés par Postes Canada. Aucune information sur l’expéditeur n’apparaissait sur les boîtes.
5. Plusieurs produits étaient dans un emballage scellé et aucune odeur de cannabis n’était perceptible. Une fois ce sac ouvert, c’était toutefois une autre histoire.
6. D’autres produits étaient emballés de manière artisanale et certains paquets étaient ouverts.
7. Aucun colis n’a été intercepté, malgré les mesures de surveillance de Postes Canada.
Des produits au cannabis moins forts qu’annoncé
Il est impossible de se fier aux étiquettes sur les emballages de bonbons et de chocolat, même s’ils sont d’allure professionnelle, révèlent des tests effectués en laboratoire.
Un bonbon annoncé avec 120 mg de THC mais qui n’en contient que 29 mg, une barre de chocolat qui devrait en contenir 300 mg mais qui n’en contient que 130 mg.
Dans le pire cas, les résultats des tests chimiques que Le Journal a commandés ont démontré que la teneur réelle en THC était 76 % moins forte que celle qui était affichée.
À titre de comparaison, le Colorado permet une variation de 15 % entre les taux affichés et les taux contenus, depuis la légalisation des produits du cannabis, en 2014.
«Il est difficile d’avoir des concentrations équivalentes entre les produits. Si on coupe un brownie en deux, ça ne veut pas dire que les deux morceaux contiennent la même dose», souligne Rebecca Jesseman du Centre canadien de lutte contre la toxicomanie.
Danger
Ces écarts entre les taux affichés et réels sont dangereux, parce qu’un consommateur pourrait prendre l’habitude de manger un jujube complet, par exemple, jusqu’au jour où il tomberait sur une friandise contenant réellement le taux de THC annoncé.
«Le gouvernement devra établir des normes strictes, et ce sera aux producteurs de faire en sorte que leurs produits respectent ces normes, mêmes si ça représente un grand défi», ajoute Mme Jesseman.
Émilie Dansereau-Trahan, de l’Association pour la santé publique du Québec, s’interroge sur la capacité réelle des autorités à assurer un contrôle efficace des produits comestibles.
«Est-ce que le gouvernement provincial sera capable de mettre en place des analyses à grande échelle des produits? Je ne crois pas, ça prendrait des ressources immenses», dit-elle. Et ce ne serait guère mieux si cette responsabilité revenait à Santé Canada. «Si on regarde les inspections qu’ils font maintenant sur le marché du cannabis médical, ce n’est pas plus rassurant», ajoute-t-elle.
Il a effectivement fallu que des pesticides interdits soient trouvés dans du cannabis biologique pour que Santé Canada commence à faire des analyses aléatoires sur le cannabis produit par les producteurs dument autorisés.
Nouvelle méthode de tests
L’analyse de ce type de produit (et non pas simplement du cannabis séché) est d’ailleurs très récente. Tellement que le laboratoire autorisé par Santé Canada pour mener des activités liées au cannabis avec lequel nous avons fait affaire a dû développer une nouvelle méthode pour effectuer les tests demandés.
Cette entreprise a cependant demandé à ce que l’on taise son nom pour des raisons de sécurité.
«En l'absence de méthode de référence ou de substance de référence, nous avons dû développer une méthode pour répondre à votre requête», nous dit le directeur scientifique du laboratoire.
«Notre degré de confiance dans cette méthode est relativement élevé, poursuit-il. Cela dit [...] il sera nécessaire, dans les prochaines années, que l'industrie du cannabis s'attarde à développer des méthodes plus standardisées pour différentes formes de produits pouvant contenir du cannabis, incluant des aliments.»
Quant aux résultats de l’analyse de nos produits où les taux de THC étaient tous plus faibles que ceux inscrits, le laboratoire émet l’hypothèse que le THC est majoritairement perdu durant la cuisson des aliments.
«Le point d'ébullition du THC est sujet à débat, mais il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'une substance volatile. Dès lors que la température augmente, son taux d'évaporation suivra, particulièrement à la surface exposée à l'extérieur», nous explique-t-on.
Les tests du laboratoire
Cannabismo
Une simple photo de permis de conduire autorise la commande sur le site du dispensaire Cannabismo. Les produits ressemblent à s’y méprendre à des bonbons «normaux». On y a acheté pour 224 $ de friandises, chocolat, miel et huile de noix de coco, reçus dans deux envois livrés de Colombie-Britannique par XpressPost (Postes Canada).
Bonbons en forme de Lego
Coût : 8,50$ chacun
Teneur en THC
- Déclaré: 120 mg
- Réelle: 29 mg
Variation: -76%
Les résultats des analyses des bonbons en forme de Lego sont les plus troublants. On promet 120 mg par bonbon mais, en réalité, c’est 4 fois moins.
Barre de chocolat Mota
Coût : 18 $
Teneur en THC
- Déclaré: 300 mg
- Réelle: 130 mg
Variation: -57%
Mom
Une image de grand-mère est utilisée par le site pour vendre son cannabis. On s’inscrit d’abord avec une photo de permis de conduire, mais il a été facile de s’ouvrir un compte sans carte d’identité. Nous avons acheté huit jujubes, trois brownies et trois biscuits aux pépites de chocolat dans deux commandes séparées, que nous avons reçues en trois et cinq jours.
Sur le site, il est impossible de connaître le taux de THC des bonbons, mais on suggère d’attendre deux heures avant de ressentir des effets et de ne pas en prendre plus qu’un à la fois.
Lorsque le colis arrive, on peut voir sur l’emballage que le taux de THC par bonbon est de 65 mg de THC. À titre de comparaison, la dose limite par portion imposée dans l’État du Colorado est de 10 mg.
Même si on peut lire sur le site que MOM est établi à Toronto en Ontario, les produits nous sont livrés de la Colombie-Britannique.
Coût: 155 $ payé par virement Interac.
Teneur en THC
- Déclaré: Aucune
- Réelle: 13 à 14 mg
Variation: impossible à déterminer
On ne trouve aucune indication sur la quantité de THC dans les biscuits. La posologie suggérée: «Ne jamais manger un biscuit complet la première fois, les débutants ne devraient jamais manger un biscuit au complet.»
Les taux de THC varient aussi d’environ 15 % entre les deux biscuits, ce qui est à la limite des variations permises au Colorado.
Teneur en THC
- Déclaré: Aucune
- Réelle: 7 à 8 mg
Variation: impossible à déterminer
Sur le site du dispensaire MOM, il est indiqué que chaque brownie contient un ou deux de grammes. Il s’agit fort probablement de 2 g de cannabis séchés, et non 2 g de THC.
Ganja Express
Une photo du permis de conduire et hop! on commande du chocolat et du cannabis séché, qui nous sont livrés de la Colombie-Britannique par ExpressPost. Les trois barres de chocolat nous arrivent emballées séparément, mais de façon plutôt bâclée dans du papier aluminium de couleur. Aucune mention du taux de THC n’est inscrite sur l’emballage artisanal. Une petite visite sur le site nous rappelle que chaque barre de chocolat contient 300 mg de THC (ou 60 mg par carré).
Coût: 45 $ payé par virement Interac.
Barre de chocolat blanc
Coût : 15$ la barre
Teneur en THC
- Déclaré: 300 mg
- Réelle: 193 mg
La quantité réelle de THC est presque deux fois moindre que celle affichée.
Surdose dangereuse mais pas mortelle
Une surdose de cannabis n'est pas fatale, mais peut être dangereuse. Elle peut causer :
- une anxiété grave;
- des nausées;
- des vomissements;
- un épisode psychotique;
- de la paranoïa;
- une perte de conscience.
Aucun des dispensaires virtuels et fabricants de ces produits illégaux n’a accepté de nous accorder une entrevue.