Un juge à qui on doit de l’argent
Manlio Del Negro, nommé en mars à la Cour du Québec, a encore quatre prêts actifs
Un juge récemment nommé par Québec a fait des prêts privés pour plus de 9 millions $ au cours des dernières années et encore aujourd’hui, on lui doit de l’argent.
De 2006 à 2017, l’ex-avocat criminaliste Manlio Del Negro a été un important prêteur privé à Montréal. Au total, il a octroyé plus de 45 prêts, selon les recherches effectuées par notre Bureau d’enquête.
À ce jour, le juge à la Cour du Québec, qui a été nommé le 28 mars, est créancier dans quatre dossiers dont les garanties hypothécaires s’élèvent à 800 000 $, selon les plus récentes données du Registre foncier (en date du 5 juin) vérifiées hier.
M. Del Negro prêtait de l’argent de trois façons:
- Via la Fiducie familiale Del Negro qu’il partageait avec sa femme et dont il s’est retiré le 6 avril dernier (23 prêts).
- Via sa compagnie privée dont il est l’unique propriétaire, Les Investissements DEL (19 prêts).
- Personnellement (3 prêts).
Famille très active
M. Del Negro n’est pas le seul membre de sa famille à être impliqué dans le milieu du prêt privé. Sa femme, Susan Caon, a aussi prêté de son côté pour plus de 755 000 $ à différentes compagnies et personnes entre 2009 et 2017, selon les recherches effectuées par notre Bureau d’enquête.
Elle a aussi été impliquée dans une vingtaine de transactions commerciales de ventes et d’achats pour un total de plus de 24 M$. Parmi ces prêts, 380 000 $ ont été octroyés via la compagnie 9177-1956 Québec inc., sur laquelle siège son fils Alessandro Del Negro.
Ivano Del Negro, le frère de Manlio Del Negro, a aussi siégé sur cette compagnie à numéro et est un joueur important de l’immobilier à Montréal. De 2007 à 2017, il a vendu pour plus de 24 M$ de propriétés et en a acheté pour 60 M$.
Le 6 avril dernier, quelques jours après avoir été nommé juge, Manlio Del Negro s’est retiré de la fiducie familiale qu’il avait avec sa femme et a été remplacé par son fils sur celle-ci.
Selon la Loi sur les tribunaux judiciaires, la fonction de juge doit être exercée de façon exclusive. Elle est «incompatible avec la fonction d’administrateur (...) ou avec la conduite, même indirecte, d’activités commerciales».
Le prêt d’argent est une activité légale et réglementée.
Pas d’entrevue
Le juge Manlio Del Negro, tout comme sa femme Susan Caon, a refusé de nous accorder une entrevue.
Questionnée à savoir si elle savait que M. Del Negro avait été un important prêteur et qu’il était toujours créancier de prêts actifs au moment de sa nomination, la Cour du Québec a refusé de se prononcer.
Même chose lorsque nous avons demandé si le fait d’être créancier de prêts actifs était compatible avec la fonction de juge. «ll n’appartient pas à la Cour de répondre à des questions qui constituent des insinuations d’ordre général», a déclaré la porte-parole Caroline St-Pierre.
Le Conseil de la magistrature a aussi refusé de se prononcer.
Selon le Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge, chaque aspirant à la magistrature fait normalement l’objet de «vérifications utiles auprès des organismes disciplinaires, des ordres professionnels, des autorités policières et des agences de crédit».
– Avec la collaboration de Andrea Valeria
Qui est Manlio Del Negro ?
- A exercé le droit criminel et pénal de 1984 à 2017.
- A déjà été vice-président du Ferrari Club of America (Chapitre Québec).
- Il a été nommé juge le 28 mars dernier.
Un avocat à la main heureuse
En plus de faire de nombreux prêts au privé, M. Del Negro a eu la main heureuse dans le domaine immobilier. Par exemple, le 15 juillet 2011, l’ancien avocat de la défense a acquis un terrain à Saint-Jean-sur-Richelieu pour 1 650 000 $, à la suite de la faillite d’une compagnie. À peine trois jours plus tard, il revendait la même propriété pour 2 M$ à la firme Construction Olymbec. M. Del Negro a ainsi fait un profit de 350 000 $ en seulement trois jours.
Ils ont emprunté de l’argent
Certaines personnes qui ont emprunté de l’argent à M. Del Negro ont fait la manchette dans les dernières années.
Denis Francœur
Promoteur immobilier
A obtenu, conjointement avec la compagnie Groupe Reprise Montréal inc, un prêt de 445 000 $ de la compagnie de M. Del Negro, Les Investissements DEL, en 2011. L’hypothèque est aujourd’hui radiée.
- M. Francœur a été condamné en 2015 par la juge Chantal Sirois de la Cour des petites créances à verser 7000 $ à 11 personnes qui l’avaient poursuivi.
- Ces dernières, issues du Regroupement des victimes de Gestion immobilière Denis Francœur, affirmaient avoir été flouées depuis 2010 par M. Francœur qui leur avait offert de lui acheter des propriétés en échange de 3000 $ par transaction.
- Il promettait de s’occuper de l’entretien et des rénovations dans le but d’effectuer une revente rapide avec des profits intéressants.
Rocco Carbone
Entrepreneur en construction
S’est fait prêter 800 000 $ par la Fiducie familiale Del Negro et la compagnie de M. Del Negro, Les Investissements DEL, en quatre hypothèques entre 2008 et 2013. Elles ont été radiées depuis.
- En 2014, Le Journal révélait que M. Carbone avait obtenu sans appel d’offres des dizaines de contrats du Centre universitaire de santé McGill, par le biais d’une compagnie appartenant à sa femme et qui n’avait pas de licence de la Régie du bâtiment du Québec. Sa propre compagnie, Construction experts R.C., avait aussi obtenu des contrats au même moment.
Michael Milton
Propriétaire de l’ancienne usine à papier Domtar, à Beauharnois, la fiducie familiale Del Negro lui a accordé un prêt de 232 500 $ en 2014.
- M. Milton a eu de nombreux démêlés avec la Ville de Beauharnois concernant le paiement des taxes de l’ancienne usine Domtar. Le 29 janvier 2014, la Cour du Québec lui ordonnait de payer plus de 400 000 $ à la Ville pour des taxes non payées.
- En entrevue au journal Le Soleil de Châteauguay, M. Milton a déclaré en mai dernier qu’il n’avait pas payé ses taxes parce que Beauharnois refusait de lui donner le feu vert pour la création d’un centre récréotouristique.
Plus de 9 M$ en prêts
- 45 prêts depuis 2006 pour un total de 9 448 500 $ dont plus de 65 % ont été effectués dans les cinq dernières années au nom de M. Del Negro, de celui de son entreprise ou d’une fiducie familiale
- Des taux d’intérêt variant de 5 % à 24 %
- Plus gros montant prêté: un demi-million de dollars en 2009
Quatre prêts toujours actifs
À ce jour, la compagnie du juge Del Negro est créancière dans quatre prêts avec des garanties toujours en vigueur:
- 210 000 $ à un taux variant de 6 % à 10 % (notarié le 30 juillet 2013)
- 235 000 $ à 12 % (notarié le 14 avril 2015)
- 194 000 $ à 9,9 % (notarié le 15 juin 2015)
- 165 000 $ à 9,9 % (notarié le 16 juin 2015)
Tous ont été accordés à Jean-François Germain, décrit comme un homme d’affaires, et/ou sa compagnie 9287-0922 Québec inc. M. Germain a notamment été président du Regroupement des prêteurs privés du Québec. En entrevue avec notre Bureau d’enquête, il a confirmé qu’il devait toujours de l’argent au juge Del Negro. «J’ai beaucoup de respect pour M. Del Negro. C’est un grand gentleman (...) J’ai fait affaire avec d’autres prêteurs immobiliers par le passé qui n’ont pas toujours été aussi patients (que lui) (...) J’ai à cœur de lui rembourser ces sommes un jour.»
- Au moment de sa nomination en mars, M. Del Negro était aussi impliqué dans deux autres prêts avec sa fiducie familiale pour un total de 275 000 $. Il s’est retiré de la fiducie le 6 avril 2017 et a été remplacé par son fils Alessandro. Des garanties étaient encore en vigueur sur ces prêts en date du 5 juin.
« Il faut laver très blanc »
La nomination d’un prêteur privé à un poste de juge fait sourciller un juge à la retraite et un ex-ministre.
«Continuer de percevoir des prêts après la nomination à la magistrature, ce n’est pas défendu, mais ce n’est pas l’activité d’un juge (...) Si tu as accepté d’être nommé juge, tu vis pas mal comme un moine. Il faut que tu te retires de toutes activités commerciales et personnelles», a commenté le juge à la retraite, Gilles Hébert.
«Il faut laver très blanc avec tout le contexte de suspicion qui existe à l’égard du milieu politique. (Il faut) qu’on ne se pose même pas la question, que nos juges soient des gens dont l’intégrité est au-dessus de tout soupçon. Si on n’est pas assez blanc pour aller là, que l’on demeure avocat.»
L’avocat et ex-ministre Marc Bellemare, dont les allégations avaient mené à la création de la Commission d’enquête sur le processus de nomination des juges en 2010, croit aussi que la situation pourrait déranger des citoyens.
«S’il n’y a rien d’illégal, ce n’est pas un obstacle (à une nomination de juge). De la même façon qu’un avocat qui représente des clients du crime organisé, ce n’est pas illégal non plus (...) Mais le gouvernement qui a nommé ce juge-là peut se faire questionner sur son choix et sur son jugement.»