Le nombre de congés de maladie pour santé mentale a explosé
Des employés en arrêt de travail se sont confiés au Journal sous le couvert de l’anonymat
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Le nombre d’employés du réseau de la santé en arrêt de maladie pour des problèmes psychologiques est en forte croissance depuis quelques années. Un bilan « dévastateur » que plusieurs attribuent à la réforme Barrette.
«C’est dévastateur, réagit Régine Laurent, présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), un syndicat d’infirmières. La réforme de M. Barrette rend notre monde malade.»
«Vous ne pouvez pas imaginer tout ce qu’on vit, confie anonymement une travailleuse sociale présentement en arrêt de travail. On est toutes sur les pilules, toute la gang. Si on veut continuer, on n’a pas le choix.»
«Cordonniers mal chaussés»
En effet, le nombre d’employés en congé de maladie pour des problèmes de santé psychologiques est en croissance partout dans le réseau, montrent les données obtenues par Le Journal grâce à la Loi d’accès à l’information.
«On est des cordonniers mal chaussés», pense Jeff Begley, président du syndicat de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN).
Au Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de l'Estrie, le nombre de dossiers ouverts a augmenté de 47 % depuis cinq ans. Le Centre universitaire de Santé McGill (+35 %) et le CISSS de la Montérégie-Est (+31 %) obtiennent aussi des hausses marquées. En Montérégie-Est, la hausse est de 17 % depuis un an seulement.
Évidemment, les problèmes personnels influencent la santé mentale des employés. Or, tous les intervenants du réseau qui ont parlé au Journal ont souligné que les fusions de la réforme ministérielle implantée en 2015 ont créé un bouleversement majeur.
Grand stress
Surcharge de travail, incertitude, compressions : beaucoup d’employés, y compris les cadres, ont subi des répercussions.
«Pour nous, c’est une problématique sérieuse causée par des transformations majeures depuis trois ou quatre ans, avoue Richard Fahey, directeur des ressources humaines au CUSM. On prend ça au sérieux.»
D’ailleurs, des directions de CISSS prennent des mesures pour contrer le problème.
À l’hôpital Sainte-Justine, la direction a écrit au Journal que les motifs personnels étaient «principalement la cause première de l’invalidité», et qu’il était difficile de faire un lien avec le travail.
«Ils [gestionnaires du réseau] sont déconnectés du terrain, réagit M. Begley. Si on veut s’assurer que ça ne s’améliore pas, c’est la réponse parfaite. Ça n’a pas d’allure.»
«Tombent au combat»
Selon un professeur de ressources humaines à l’Université du Québec à Montréal, la philosophie de gestion actuelle est «mauvaise».
«L’idée qu’il faut faire plus avec moins, c’est catastrophique parce que ça crée de la compétition entre les gens, dit Angelo Dos Santos Soares. La réforme, elle enfonce le clou un peu plus. C’est comme la cerise sur le sundae.»
«On leur demande d’aller toujours plus vite et on remet en question leur expertise. Certains s’en sortent, d’autres tombent au combat», dit Mme Laurent.
À noter que les durées des absences sont très variables (de quelques semaines à plus d’un an). Par ailleurs, ces congés de maladie coûtent cher au réseau. Au CUSM, la facture d’assurance-salaire et de retours progressifs a atteint 5,5 millions $ l’an dernier. Toutefois, plusieurs directions de CISSS n’étaient pas en mesure de fournir de données précises.
Une situation qui est prise au sérieux
Des directions du réseau de la santé sont préoccupées par la hausse des problèmes de santé mentale, et veulent miser sur la prévention pour réduire les absences.
«C’est un phénomène qui nous préoccupe, on ne se le cache pas, avoue Sylvain Boisvert, chef de service gestion et promotion de la santé et sécurité au travail pour le CISSS de la Montérégie-Est. C’est un phénomène local, mais c’est ressenti dans l’ensemble du Québec.»
Politiques
M. Boisvert souligne que le même phénomène avait été observé après la réforme du réseau, en 2004. Récemment, la direction a implanté une nouvelle politique de promotion.
«On doit trouver une façon de mettre en place un projet pour permettre à nos employés d’avoir des conditions de travail favorables», dit M. Boisvert.
«On veut outiller les gestionnaires pour qu’ils s’aperçoivent des situations», dit-il.
Au Centre universitaire de Santé McGill (CUSM), une politique de «respect et de civilité» a été mise en place en 2015, avec l’objectif d’instaurer un climat de travail plus humain et plus respectueux.
«On voit que la situation commence à porter fruit», constate Richard Fahey, directeur des ressources humaines au CUSM.
Un déménagement, deux plans d’équilibre budgétaire, une réforme du réseau : les employés du CUSM ont subi beaucoup de changements depuis quelques années.
«Des fusions, c’est de l’incertitude dans le système, dit M. Fahey. Avec la transformation, les gens travaillent très fort.»
Gestion
Selon un professeur de ressources humaines de l’UQAM, la gestion doit être revue.
«Le problème, ce n’est pas l’individu, c’est l’organisation du travail. Pour renverser ces chiffres, il faut faire de la prévention primaire, pense Angelo Dos Santos Soares.
«Il faut repenser et changer la façon de gérer les gens. On va dans une direction de démantèlement du système, les gens ne pourront plus tenir», dit-il.
«Ça va super mal», dit un employé
Harcèlement, surcharge de travail, manque d’écoute : un infirmier en dépression majeure dénonce les conditions de travail depuis la réforme dans le réseau.
«C’est épouvantable avec la réforme de Dr Barrette», dit-il sous le couvert de l’anonymat, par peur de représailles de son employeur.
«Ça va super mal. Les gestionnaires cherchent juste à couper toujours au minimum, ajoute celui qui travaille dans le réseau depuis plus de 30 ans. Ils pensent tous qu’ils vont réinventer la roue. Mais, un patient reste un patient.»
À cause du travail
Davantage d’employés du réseau de la santé partent pour des congés de maladie mentale depuis quelques années, montrent les données compilées par Le Journal.
Selon plusieurs, la réforme de 2015 a eu pour effet de dégrader les conditions de travail.
Dans la cinquantaine, cet infirmier dans un centre hospitalier de la région de Montréal est en congé de maladie pour dépression majeure depuis l’an dernier. Il est d’ailleurs convaincu que ses problèmes psychologiques sont causés par son travail.
«Je me faisais dénigrer par mon cadre et j’étais déjà à terre. On veut m’écœurer pour que je m’en aille.»
Antidépresseurs, cauchemars, thérapies : l’homme essaie tant bien que mal de reprendre sa santé en main. Depuis son arrêt forcé, des problèmes de santé physique se sont ajoutés, et il n’a aucune idée quand il pourra retourner travailler.
«Je suis un leader positif, assure-t-il. Et j’adore mon travail.»
Or, il constate que l’ambiance démoralisée est généralisée dans le réseau.
Pas le temps de soigner
«On ne voit pas le bout, on n’y croit pas à la réforme. Tout va encore plus vite, on rajoute de la paperasse tout le temps. On n’a pas le temps de donner les soins de qualité qu’on devrait», déplore-t-il.
Des employés au bout du rouleau
Des dizaines d’employés du réseau de la santé en arrêt de travail pour problèmes psychologiques ont répondu à l’appel aux témoignages du Journal sur Facebook, dans les derniers jours. La plupart ont dénoncé une surcharge de travail, un manque de reconnaissance et de l’épuisement général. Pour éviter qu’ils soient victimes de représailles de leur employeur, Le Journal tait leur identité. Voici quelques réponses obtenues :
Beaucoup de bénévolat
«Le médecin m’a dit que si j’avais eu un autre travail, je ne serais jamais tombée en maladie. J’ai un travail trop exigeant. On vit des situations de crise, on a de grosses décisions à prendre, on est toujours pressées, on finit à des heures qui n’ont pas de bon sens et on ne peut jamais reprendre le surtemps.»
«On ne place pas des étiquettes sur des boîtes de tomate. Dans la dernière année et demie, c’est pire. Les délais sont courts, on a moins de ressources. Presque toute l’équipe est partie en maladie. Même passionnés, les gens s’en vont.» - Intervenante sociale depuis plus de 10 ans
Victimes de chantage
«C’est avec beaucoup d’humilité que je me suis retrouvée dans une situation où j’ai réalisé que j’avais touché ma limite physique et psychologique. Pour la première fois de ma vie, je suis sous antidépresseurs. [...] Je n’aurais jamais pensé que cela puisse m’affecter à tel point. Non pas que ma vie soit difficile, car ma vie privée est stable et équilibrée. Ma source d’anxiété a été l’hôpital et sa gestion. Beaucoup d’éléments m’ont conduite au burnout.»
«Je ne me vois pas me faire traiter comme un numéro jusqu’à la fin de ma carrière. Quand t’as une conscience professionnelle, c’est dur de dire non. Si tu ne restes pas en surtemps, tu mets ton équipe dans la merde. On joue sur cette culpabilité-là, c’est du chantage.» - Infirmière de 26 ans, dans la région de Montréal
«L’enfer» depuis la réforme
«Depuis la réforme, c’est pire. Les gens n’ont plus le goût de travailler, il n’y a plus de contact humain. C’est une surcharge de travail, les gens quittent et ne sont pas remplacés.»
«J’ai vécu un changement radical d’équipe. On ne nous consulte pas, on chamboule nos horaires. L’atmosphère est mauvaise. Ils rapatrient des gens, c’est l’enfer.» - Psychoéducatrice en santé mentale depuis 15 ans, de la Mauricie
Une hausse généralisée
Grâce à la Loi d’accès à l’information, Le Journal a compilé les dossiers de congés pour cause de santé mentale des employés des hôpitaux et des centres intégrés de santé et de services sociaux du Québec (CISSS), depuis cinq ans. Résultat : une hausse généralisée est observée. À noter que plusieurs CISSS ont refusé de répondre au Journal.
Raisons qui expliquent les congés de maladie psychologique
- Réforme du réseau
- Charge de travail en hausse
- Pénurie de main-d’œuvre
- Alourdissement de la clientèle
- Nouveaux projets (Optilab)
Dossiers ouverts de congés de maladie pour cause psychologique
Montérégie-Est
Employés :
2012-2013: 742
2016-2017: 969
- Hausse de 31%
Cadres :
2012-2013: 24
2016-2017: 23
- Baisse de 4%
Estrie
Employés :
2012-2013: 1020
2016-2017: 1497
- Hausse de 47%
Cadres :
2012-2013: 14
2016-2017: 32
- Hausse de 129%
Centre universitaire de santé McGill (CUSM)
Employés :
2014-2015: 417
2016-2017: 563
- Hausse de 35%
Cadres :
2014-2015: 7
2016-2017: 21
- Hausse de 200%
Capitale-Nationale
Employés :
2012-2013: 1090
2016-2017: 1460
- Hausse de 34%
Cadres :
2012-2013: 18
2016-2017: 29
- Hausse de 61%
Outaouais
Employés :
2012-2013: 751
2016-2017: 951
- Hausse de 27%
Cadres :
2012-2013: 26
2016-2017: 29
- Hausse de 12%
CISSS du Nord-de-l’île-de-Montréal
Employés :
2012-2013: 628
2016-2017: 758
- Hausse de 21%
Cadres :
2012-2013: 34
2016-2017: 17
- Baisse de 50%
Sainte-Justine
Employés :
2014-2015: 228
2016-2017: 269
- Hausse de 18%
Cadres :
2012-2013: 6
2016-2017: 4
- Baisse de 33%
Saguenay-Lac-Saint-Jean
Employés :
2012-2013: 954
2016-2017: 1125
- Hausse de 18%
Cadres :
2012-2013: 32
2016-2017: 25
- Baisse de 22%
Gaspésie
Employés :
2012-2013: 326
2016-2017: 378
- Hausse de 16%
Cadres :
2012-2013: 4
2016-2017: 14
- Hausse de 250%
Institut de cardiologie de Montréal
Employés :
2012: 136
2016: 157
- Hausse de 15%
Cadres :
2012: 5
2016: 6
- Hausse de 20%
Montérégie-Centre
Employés :
2013-2014: 581
2015-2016: 655
- Hausse de 13%
Cadres :
2015-2016: 18
2016-2017: 11
- Baisse de 39%
Lanaudière
Employés :
2011-2012: 861
2015-2016: 971
- Hausse de 13%
Cadres :
2011-2012: 26
2015-2016: 34
- Hausse de 31%
Côte-Nord
2014-2015: 336
2016-2017: 374
- Hausse de 11%
Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM)
Employés :
2012-2013: 358
2016-2017: 393
- Hausse de 10%
Gestionnaires :
2012: 10
2017: 10
- 0%
NDLR : La plupart des CISSS compilent le nombre de dossiers ouverts durant une année, mais un employé peut détenir plusieurs dossiers actifs.