Odeur de scandale: Montréal aurait payé pour enfouir les déchets d’autres villes
L’inspecteur général Denis Gallant a remis un rapport dévastateur et résilie deux contrats totalisant 35 M$
La Ville de Montréal aurait été flouée par une compagnie de ramassage d’ordures qui l’a fait payer pour enfouir les déchets d’autres villes, dénonce l’inspecteur général Denis Gallant dans un rapport-choc qu’il vient de remettre à la mairesse Valérie Plante.
Notre Bureau d’enquête a appris que la firme Services Environnementaux Richelieu inc. (S.E.R.) est dans la mire du gardien de l’intégrité à l’Hôtel de Ville.
S.E.R. est payée depuis 2008 en fonction du poids des déchets qu’elle ramasse dans les rues des arrondissements de Verdun et du Sud-Ouest. Mais elle aurait réussi à passer sur le compte de la Ville (et donc des contribuables montréalais) des ordures provenant aussi de Brossard, de Boucherville, de Carignan, de Saint-Basile-le-Grand, de McMasterville et de Belœil.
Dans un document qui conclut une enquête d’un an, Me Gallant ne mâche pas ses mots et affirme que les pratiques de cette firme «revêtent un caractère frauduleux». Les malversations seraient si graves que le Bureau de l’inspecteur général (BIG)
- a décidé de résilier deux contrats de S.E.R. totalisant plus de 35 M$;
- a alerté l’Unité permanente anticorruption (UPAC), qui pourrait ouvrir une enquête criminelle;
- songe à contacter l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui pourrait devoir décider si l’entreprise aura le droit de conclure d’autres marchés publics.
Filature et GPS
Pour découvrir le pot aux roses, le BIG a notamment pris en filature des camions de S.E.R., utilisé des preuves GPS et mis la main sur des bordereaux de vérification incomplets ou trafiqués.
Les nombreux manquements reprochés à l’entreprise (voir ci-contre) sont «récurrents», selon le BIG. Pire encore, ils ne seraient pas imputables à une poignée d’éboueurs délinquants, mais bien à des dirigeants de S.E.R. Me Gallant conclut en effet à «une implication certaine de la part des superviseurs de l’entreprise».
«C’est malheureux, parce que c’est de la fraude, tout simplement. Si c’est avéré, c’est une compagnie qui a fait une double facturation. Donc, c’est du vol auprès de l’Arrondissement. C’est du vol, en fait, auprès des citoyens qui paient des taxes, vous et moi», estime Karel Ménard, directeur général du Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets (FCQGED).
Le BIG n’est également pas tendre envers la Ville de Montréal, qu’il accuse d’avoir été négligente dans sa surveillance de l’entrepreneur (voir en page 4).
Refus de répondre
Lorsque notre Bureau d’enquête s’est rendu au siège social de S.E.R., à Belœil, le patron sur place a refusé de répondre à nos questions et a plutôt appelé la police pour que nous quittions les lieux.
Dans le rapport qu’il vient de remettre, le BIG souligne que l’entreprise a nié certains actes reprochés, mais n’a soumis aucun document ou élément de preuve pour soutenir ses prétentions. Me Gallant n’évalue pas l’ampleur des pertes alléguées pour les contribuables.
S.E.R. aurait toutefois admis avoir facturé à Montréal des collectes faites dans d’autres villes et dans des commerces, tout en arguant que les pertes pour les contribuables montréalais ne s’élèveraient qu’à quelques milliers de dollars.
– Avec la collaboration d’Andrea Valeria
Cinq manquements allégués
1. Montréal paie pour la Rive-Sud
S.E.R. aurait facturé à la Ville de Montréal des collectes faites dans des secteurs résidentiels de Saint-Basile-le-Grand, Belœil, McMasterville, Brossard, Boucherville et Carignan.
2. Collectes dans des restos
S.E.R. aurait facturé à la Ville de Montréal des collectes privées faites dans des restaurants de Brossard et de Longueuil.
3. Résidus de construction ramassés
Des résidus de construction (béton, bois, vitre) auraient été ramassés à Verdun, alors que le contrat indiquait que c’était strictement interdit.
4. Matières mélangées
À Verdun, des matières recyclables auraient été mélangées avec les ordures.
5. Mauvais Arrondissement
Des collectes de déchets de l’usine de filtration Atwater (dans le Sud-Ouest) auraient été facturées à l’Arrondissement de Verdun, et des déchets de l’usine d’eau potable Charles-J.-Des Baillets (à LaSalle) auraient été facturés au Sud-Ouest.
Le siège social de l’entreprise Services Environnementaux Richelieu inc. (S.E.R.) est situé à Belœil.
C’est dans ce centre de transbordement à Saint-Hubert que les camions de S.E.R. sont pesés après leur collecte. S.E.R. en aurait profité pour facturer à la Ville de Montréal le poids de matières provenant d’autres villes.
Selon le BIG, les collectes d’ordures d’un peu partout sur la Rive-Sud étaient portées au compte des arrondissements du Sud-Ouest et de Verdun, à Montréal.
«N’eût été l’enquête de l’inspecteur général [les manquements] se seraient poursuivis au fil du temps.» – Me Denis Gallant, inspecteur général
La Ville de Montréal est blâmée pour sa gestion déficiente
Pourquoi la Ville a-t-elle fait installer des balises GPS pour surveiller à distance les camions de ramassage d’ordures si elle ne prend même pas la peine d’en vérifier les données?
C’est l’une des questions que se pose l’inspecteur général Denis Gallant dans son rapport sur la collecte des déchets, qui ne manque pas d’écorcher l’administration municipale.
Le Bureau de l’inspecteur général (BIG) décrit que seuls les responsables de l’arrondissement de Verdun vérifient les données GPS, et ce, de façon non régulière.
Les autorités montréalaises ne s’assurent pas non plus que la benne des camions est réellement vide avant que la collecte soit entreprise en sol montréalais, comme c’est pourtant exigé au contrat.
Cela aurait permis à l’entreprise de S.E.R. d’effectuer des collectes privées ainsi que dans d’autres villes avant d’arriver à Montréal, qui a éventuellement payé pour faire enfouir l’ensemble des matières ramassées.
Balance brisée
Le laisser-aller des autorités montréalaises ne s’arrête pas là. À Verdun, par exemple, les camions doivent être pesés sur une balance au début et à la fin de leur collecte, pour s’assurer du poids exact des ordures ramassées dans les rues de l’arrondissement. Or, la balance serait souvent brisée, et ces données ne seraient pas utilisées au moment de vérifier les factures soumises par S.E.R.
Ajoutez à cela que deux entités administratives qui travaillent en vase clos sont responsables de surveiller la collecte et d’autoriser les factures, et vous avez là tous les ingrédients pour un fiasco.
«Le champ libre»
«Les faits révélés par l’enquête ont démontré que la répartition des rôles et des responsabilités entre les arrondissements et le Service de l’environnement a entraîné une segmentation des informations et des efforts de surveillance des opérations, laissant le champ libre à des manœuvres frauduleuses», soulève le BIG.
Selon nos informations, c’est grâce à une dénonciation initiale de la part des autorités de Verdun que l’enquête du bureau de Me Gallant a pu être lancée. Cette vigilance aura donc permis à l’Arrondissement de découvrir que ses propres pratiques, ainsi que celles de son voisin le Sud-Ouest, avaient laissé la porte ouverte aux manquements allégués.
Comment S.E.R. s’est fait prendre
Filature
Le 22 mars 2017, des enquêteurs du BIG auraient surpris le camion de S.E.R. en train de ramasser les déchets d’un restaurant à Brossard. C’est l’Arrondissement de Verdun qui a été facturé pour cette collecte.
Le 6 mars 2017, S.E.R. aurait facturé la Ville de Montréal pour des ordures ramassées dans le quartier résidentiel de Saint-Basile-le-Grand.
Grâce au GPS
Des données GPS montrent que le 25 avril 2017, un camion qui devait ramasser les ordures de l’arrondissement du Sud-Ouest a fait un détour pour s’alourdir des déchets d’un restaurant de Longueuil. L’entièreté de la cargaison aurait été facturée à la Ville de Montréal.
Feuilles de temps révélatrices
En analysant les feuilles de temps des chauffeurs de la firme S.E.R., le BIG a constaté que certaines collectes privées facturées à la Ville n’apparaissaient pas sur les bordereaux (ci-dessous), tandis que d’autres étaient incluses dans la section «perte de temps».