Paul Gérin-Lajoie, le Sénégal et moi
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C’est la fin du mois de mai et j’observe, à travers les branches vert tendre, les marches qui mènent à la Faculté de musique de l’Université de Montréal.
J’ai 12 ans, des broches, une frange pas très réussie et c’est la première fois que je vois ça, une université.
Les genoux mous, je tiens la main de mon grand-papa alors que nous entrons dans un hall bondé. Les organisateurs souriants nous offrent un chandail thématique. Il n’en reste évidemment que de la plus grande taille et je déambule, un peu désorientée, l’air d’une patate orange fluo.
Au loin, je repère tous les jeunes de mon âge qui ont eux aussi des t-shirts colorés, arborant le même logo enfantin.
Ils viennent de Trois-Rivières, de Sept-Îles, de France et même de Suède. Une foule bigarrée pourtant inextricablement liée par un amour commun, celui de la langue française. Et celui qui a tissé tous les fils de cette grande toile se nomme Paul Gérin-Lajoie.
À mes yeux d’enfant, celui que l’on considère être le Père de l’éducation québécoise n’était qu’un vieux monsieur à l’air doux, qui semblait vraiment aimer la grammaire et les dictées, tellement qu’il avait lancé la sienne.
Alors que j’attends avec tous les autres nerds du français qui m’entourent, un grand garçon grassouillet s’approche de moi avec un sourire étincelant. Il arrive directement de Dakar, spécialement pour tenter sa chance à la Dictée P.G.L.
J’arrive tout de juste de Drummondville et c’est la première fois que je parle avec quelqu’un qui vit sur un autre continent.
Il fait 25 degrés, mais il trouve qu’il fait froid. Il dit que Montréal, c’est très joli. Beaucoup plus vert que le Sénégal, mais dans son pays, il y a de très belles plages.
On a 12 ans et on jase de météo comme des beaux-frères autour d’une piscine hors terre, mais pour nous, cette conversation est beaucoup plus importante que ça. C’est un premier contact, un vrai échange.
Nous allons prendre place dans l’immense amphithéâtre, armés de crayons de plomb, l’adrénaline dans le tapis. À un moment, Élyse Aussant, qui lit la dictée, en arrive à un mot inconnu.
Djembé.
Une consonance exotique, une parole qui ne m’évoque rien. Je bloque, je panique, j’ajoute un «d», puis je l’efface. Je remets ma feuille, les mains tremblantes, déçue de n’avoir pu faire mieux.
L’attente est fébrile. L’animateur, François-Étienne Paré, raconte des blagues, mais je suis incapable d’écouter.
Les résultats. Après le mot gagnante, on dit mon nom. «Ariane Labrèche».
On s’est sûrement trompé.
Je regarde autour de moi et discerne la silhouette de mon grand-père, au fond de la salle, qui saute de son siège comme s’il était assis sur une catapulte. J’ai les oreilles qui bourdonnent, je me lève, les genoux encore plus mous que lorsque j’ai mis le pied dans l’Université.
Il me semble qu’on prend des photos, on m’offre un trophée en vitre. Et soudain, il arrive devant moi.
Paul Gérin-Lajoie.
Il me sourit. Il a les yeux d’un bleu aussi tendre que l’expression de son regard. De ce petit homme se dégagent un calme et une assurance plus grande que la Terre entière.
Il me serre la main. Il a l’odeur familière que partagent tous les grands-papas. Un parfum plein d’amour.
Je quitte, étourdie, les bras chargés de livres. J’en profite pour appeler mon père.
«Papa, j’ai gagné.»
«Ha, génial, tu as gagné un beau prix, une encyclopédie?»
«Non, papa, tu comprends pas, j’ai gagné la Finale internationale de la dictée P.G.L.»
Paul Gérin-Lajoie ne le sait pas, mais il a fait hurler mes parents comme je n’avais jamais entendu auparavant.
Ce matin, en faisant mon café, j’ai vu que Paul Gérin-Lajoie nous avait quittés à 98 ans.
L’alerte sur mon téléphone m’a transportée à nouveau à ce mois de mai, à cette journée qui a profondément marqué ma vie.
Le trophée en vitre est encore chez mes parents. Mais ce que ce grand homme m’a offert se résume à bien plus.
Il a ouvert ma première fenêtre sur le monde, il m’a offert une tribune afin de me dépasser.
Ce qui me donne presque le vertige, toutefois, c’est que cette petite histoire ne parle que de moi.
On ne saura probablement jamais toute l’étendue de jeunes pousses que Paul Gérin-Lajoie a aidé à mûrir, du Sénégal, au Québec en passant par Haïti. On ne peut qu’espérer que d’autres continuent à faire fleurir la passion pour l’éducation qu’il a semée à travers le monde.
Merci pour tout, M. Gérin-Lajoie. Je vous souhaite qu’il se joue du bon djembé, là où vous allez.