Un policier de Montréal vend également des armes
Il est président et actionnaire d’une entreprise qui a obtenu plus de 2 millions$ en contrats au Québec et au Canada
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Un sergent de la police de Montréal a réussi à bâtir, en parallèle à ses fonctions, une entreprise de vente d’équipement militaire et policier, dont des armes à feu, a découvert notre Bureau d’enquête. Il a ainsi obtenu pour plusieurs millions de dollars en contrats publics.
Cette situation est connue et tolérée par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), bien qu’il s’agisse d’un cas « qui pose clairement des problèmes éthiques », selon un expert.
Mathieu Fortier est au SPVM depuis près de 20 ans. Il est à l’heure actuelle sergent dans un poste de quartier et y supervise une équipe de policiers.
Le salaire d’un policier de ce grade et de son ancienneté est de plus de 103 000 $ par année, auquel peuvent s’ajouter diverses primes.
Depuis 2014, M. Fortier est également président et premier actionnaire de Distribution Élite Canada, une entreprise spécialisée dans la distribution de matériel militaire et policier.
Beaucoup de clients
Distribution Élite Canada vend des casques, des gants, des chemises pare-balles et d’autres pièces d’équipements, mais aussi des armes, comme des fusils d’assaut, des armes de poing, de l’irritant chimique et des lance-grenades.
L’entreprise fournit de nombreux corps policiers au pays, dont la Gendarmerie royale du Canada, la Sûreté du Québec, ainsi que les services de police de Québec et de Longueuil. Elle a même paraphé une entente avec le gouvernement du Nunavut.
Nous avons découvert qu’elle a décroché pour au moins 2 M$ de contrats publics à la suite d’appels d’offres, et plusieurs autres petits contrats qui ne passent pas par un processus public.
Distribution Élite Canada a pris assez de place dans l’industrie assez restreinte du matériel militaire et policier pour devenir le fournisseur exclusif canadien de certaines marques internationales.
Elle détient notamment le monopole pour vendre au Canada les fusils Heckler & Koch aux services de police et à l’armée.
Le P2000, un fusil de calibre 9mm de cette compagnie allemande, sert d’arme de service à l’ensemble des quelque 600 agents de la police de Longueuil.
Plusieurs groupes d’intervention au pays possèdent également la mitraillette MP5 de Heckler & Koch.
Pas d’entrevue
Le SPVM n’a pas voulu nous indiquer s’il avait déjà fait affaire avec la compagnie de son sergent, sous prétexte qu’elle ne « commente pas les dossiers des policiers ni les dossiers relatifs à ses fournisseurs ».
Mathieu Fortier n’a pas voulu accorder d’entrevue. Dans un échange par courriel, il assure que sa compagnie « n’a jamais vendu de matériel au SPVM et n’en vendra jamais ».
Son employeur, s’il voulait se procurer du matériel dont il est le distributeur exclusif, communiquerait « directement avec le manufacturier », écrit M. Fortier.
Mais cette façon de procéder pourrait compliquer le réapprovisionnement du SPVM.
Par exemple, la compagnie de Mathieu Fortier est devenue en février le fournisseur exclusif des casques de protection SuperSeer, utilisés par les cavaliers et motards du SPVM.
La police montréalaise devrait donc négocier directement avec l’entreprise américaine pour se réapprovisionner, à moins de changer de modèle.
Qui est Mathieu Fortier ?
- Policier au SPVM depuis 2001
- Ancien agent d’intervention
- Sergent depuis 2015
- Vice-président de la Coopérative de consommation des policiers et policières de Montréal, qui offre des rabais aux employés sur de l’assurance, des voyages et d’autres produits.
- Président et premier actionnaire de Distribution Élite Canada
Des contrats obtenus par sa firme
2016
Sûreté du Québec
- Chemises à manches courtes: 832 500 $
Sûreté du Québec
- Pantalons cargo: 549 120 $
Ville de Longueuil
- Panneaux balistiques et housses de vestes pare-balles: 546 846 $
Ville de Québec
- Chandails à manches longues pour la police: 92 607 $
Service correctionnel Canada
- Casques de protection: 64 800 $
2016-2017
Gouvernement du Nunavut
- Vêtements de sport: 9720 $
2017
Ville de Lévis
- Vêtements techniques des policiers: 35 497 $
Ville de Longueuil
- Lumières d’urgence portatives: 26 472 $
Gendarmerie royale du Canada
- Autres pièces du matériel: 13 900 $
2018
Ville de Longueuil
- Panneaux balistiques et housses de vestes pare-balles: 26 567 $
2019
Régie intermunicipale de police Roussillon
- Souliers: 16 177 $
Ville de Saint-Jérôme
- Vêtements et accessoires pour policiers et pompiers: 8734 $
Service correctionnel Canada
- Lance-grenades: 3051 $
Total 2,225 millions $
Le double emploi est-il légal ?
- Depuis le cafouillage de la tempête de neige sur l’autoroute 13 à Montréal, en 2017, la Loi sur la police interdit aux cadres d’avoir un second emploi.
Lors de cet événement, un capitaine de la Sûreté du Québec n’avait pas pu intervenir.
Il était à un rendez-vous chez le notaire, dans le cadre de son deuxième travail comme courtier immobilier. - Par contre, le double emploi est toléré chez les policiers syndiqués.
- Tous les policiers québécois, qu’ils soient cadres ou syndiqués, ne peuvent exploiter une entreprise de sécurité, de serrurerie, de détective privé ou de vente de systèmes de sécurité. La vente d’armes ou de matériel policier n’est pas interdite.
Apparence de conflit d’intérêts
Un expert en éthique croit que l’histoire du sergent qui vend aussi des armes est un « vrai cas problématique ».
« Sa fonction de policier vient avec une autorité, une réputation, un réseau de contacts. Je ne vois pas comment ça ne bénéficierait pas à son entreprise privée », estime Denis Saint-Martin, professeur de science politique à l’Université de Montréal et spécialiste des administrations publiques.
Au Québec, tout policier qui a une autre source de revenus doit le déclarer.
« L’ensemble des informations que nous détenons à ce sujet ne nous permet pas de conclure au non-respect des règles et procédures en conformité avec la Loi sur la police du Québec ainsi que les procédures internes », a répondu par courriel le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), pour qui travaille le sergent Mathieu Fortier.
Et si c’était un ministre ?
Toutes nos demandes d’entrevues pour obtenir plus de détails ont été refusées.
« Je ne fais – et n’ai jamais fait – aucune sollicitation auprès du SPVM ni de ses employés (peu importe le poste qu’ils occupent) ni pendant ni en dehors de mes heures de travail », assure de son côté M. Fortier.
Mais selon Denis Saint-Martin, « ce n’est pas parce qu’il ne vend pas directement à son employeur qu’on a réglé toute la question du conflit d’intérêts potentiel ».
« Il faudrait qu’on m’explique comment il n’y a pas d’incompatibilité. Si c’était appliqué à un politicien, un ministre ou un sous-ministre, on aurait pris des mesures fortes pour remédier à la situation », ajoute l’expert en corruption et en éthique.
Pas des patates frites
La professeure à l’École nationale d’administration publique Marie-Soleil Tremblay rappelle qu’il « y a beaucoup de policiers qui sont en double emploi et que c’est une pratique qui est très répandue et vue comme acceptable ».
M. Saint-Denis souligne que « tous les doubles emplois ne sont pas source de conflits d’intérêts égaux ».
« S’il vendait des frites dans sa pataterie la fin de semaine, ça ne serait pas du tout la même chose, explique-t-il. Le fait que ce soit du matériel policier rend la question doublement délicate. Je le placerais en haut de la chaîne en tant que potentiel de conflit d’intérêts. »
Certains types de double emploi sont clairement proscrits pour les policiers (voir ci-contre), mais pas la vente d’armes.
« Dans un règlement, on ne peut pas avoir tous les exemples. Est-ce que dans ce cas-ci on va à l’encontre de l’intention du règlement ? C’est la question qu’il faut se poser », soulève Mme Tremblay.