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La Transnistrie, le pays pro-russe qui n’existe pas

Transnistrie
Photo Pascal Dumont


Le Journal s’est rendu incognito en Transnistrie, un État autoproclamé indépendant de la Moldavie, mais sous l’influence de Moscou jusqu’à ce jour. Voici donc une rare incursion dans cette région séparatiste où les bases militaires font partie du paysage et où les gens n’évoquent la guerre en Ukraine qu’à demi-mot.


« La distinguée capitale Tiraspol vous souhaite la bienvenue », annonce en cyrillique une structure à l’entrée de la ville, alors que des édifices soviétiques se profilent à l’arrière.

Le Journal n’est pas convaincu de ressentir cet accueil. Les représentants des médias étrangers sont regardés de travers en Transnistrie. La propagande russe est omniprésente.

Dans un parc, on demande innocemment des nouvelles de la région, « avec tout ce qui se passe en Ukraine ». 

« Il ne s’y passe rien. Et s’il s’y passe quelque chose, les gens d’ici n’ont pas peur », affirme sèchement un jeune homme en attendant un tramway soviétique tout droit sorti des années 1970.

« C’est la peur qui parle », affirmera plus tard notre guide, Vitaly.

Né en URSS sur le territoire de la Transnistrie, Vitaly est moldave de nationalité, roumain de cœur, et tout sauf russe. On tait son nom complet et celui de ses proches pour leur éviter des ennuis. 

C’est un peu grâce à lui qu’on a traversé la frontière sur la rive gauche du fleuve Dniestr. 

« Je vais dire que vous êtes des touristes stupides plutôt que des journalistes », nous avait-il prévenus, sourire en coin. 

Une vraie frontière

Car la Transnistrie a beau n’être reconnue comme État par aucun pays, elle a tout de même un vrai poste frontalier avec une vraie douanière, qui nous a posé de vraies questions en russe pendant qu’on lui tendait nos passeports. 

Heureusement peu suspicieuse, elle nous a remis un précieux billet nous autorisant à rester 12 heures, pas une minute de plus. 

Dans ce territoire de 300 000 habitants, le temps semble s’être arrêté depuis la chute de l’Union soviétique. 

Même si la Moldavie est indépendante depuis 1991, la Transnistrie, qui a autoproclamé sa propre indépendance de la Moldavie l’année d’avant, demeure pratiquement contrôlée par Moscou. 

Un immense Lénine en granit rose, perché sur une colonne de 10 mètres, trône toujours devant le siège de son gouvernement, à Tiraspol.

Transnistrie
Les rues propres de Tiraspol, « capitale » de la Transnistrie. Photo Pascal Dumont

Les stolovayas (cafétérias, en russe) servent encore les mêmes salades de betteraves et le même poulet pané qu’il y a 40 ans, pour la modique somme de 47 roubles transnistriens (3,75 $). 

Et si l’armée soviétique a disparu, son ombre plane toujours. Elle a été remplacée par des troupes russes et transnistriennes.

Des soldats et des bases

Vitaly nous emmène d’abord jusqu’à la forteresse de Bender, où il a fait une partie de son service militaire obligatoire, bien avant qu’elle devienne une attraction touristique.

Transnistrie
Vitaly est né sur le territoire actuel de la Transnistrie et déteste Poutine. Photo Pascal Dumont

De sa tour, on aperçoit des entrepôts et des véhicules militaires dans la cour de la base de l’armée transnistrienne, juste à côté. 

« À l’époque, 80 % de la flotte ne marchait pas. Je parie que c’est la même chose aujourd’hui » laisse tomber l’ancien soldat reconverti en musicien à succès. 

En route vers Tiraspol, la « capitale » de la Transnistrie, on remarque une première base militaire russe. « Ah tiens, une autre à gauche, commente Vitaly, un peu plus loin. Et celle-ci, c’est celle de l’armée transnistrienne. »

Transnistrie
Une des bases militaires russes sur la route jusqu’à Tiraspol. Photo courtoisie

N’ayant pas le droit de les photographier, on les observe derrière les vitres teintées de notre véhicule. En l’espace de 30 km, on en croisera cinq. 

Personne ne sait avec exactitude combien de soldats sont en Transnistrie et rien n’indique que Moscou les a mis sur un pied d’alerte. 

Les estimations les plus souvent citées font état de quelques milliers de militaires dans l’armée transnistrienne et de 1500 soldats russes en « mission de paix ». 

Transnistrie
Des véhicules militaires sur la base militaire transnistrienne de Bender. Photo courtoisie

Dans une zone tampon entre la Moldavie et la Transnistrie, on en a croisé quelques-uns, armés de kalachnikovs.

N’empêche, depuis le début de l’invasion russe, Vitaly est convaincu que la tension a monté d’un cran, que les citoyens des villes voient des espions partout. 

« Il y a un trauma intergénérationnel qui date des dénonciations sous Lénine », jure-t-il. 

Transnistrie
La salle à manger d’une stolovaya (cafétéria, en russe) de Tiraspol. Photo Pascal Dumont

Chose certaine, il est difficile de comprendre la situation en Ukraine si on se limite aux sources d’information facilement accessibles en Transnistrie. 

Mensonge sur mensonge

Seules les chaînes de nouvelles – ou plutôt, de propagande – russes et transnistriennes sont disponibles sans décodeur. 

Une fois rendus dans la coquette maison de campagne de la famille de Vitaly, on allume la télé, histoire d’en avoir un aperçu. 

Transnistrie
Vitaly s’emporte devant les mensonges de la télé russe. Photo Pascal Dumont

Premier poste. L’animateur d’un populaire talk-show russe porte un t-shirt noir orné du « Z » blanc devenu le symbole de l’appui à la guerre en Ukraine. On zappe. Au bulletin de 18 h de la chaîne Russia 1, la présentatrice réfère à l’invasion de l’Ukraine comme à une « opération spéciale », contre une armée composée de « terroristes ». 

Dans un deuxième reportage, une aînée dit : « on devrait tous les tuer ou les envoyer dans des camps, comme en Allemagne ». Un montage douteux laisse entendre qu’elle fait référence aux soldats ukrainiens.

La traductrice qui nous accompagne fond en larmes en répétant ces paroles mensongères en anglais. 

Vitaly, lui, a le regard vide et dégoûté. « Les “journalistes” russes qui véhiculent toute cette merde vont être jugés pour leurs crimes, comme les Allemands l’ont été », reprend-il en sacrant copieusement après Poutine. 

Les autres membres de sa famille ont quitté le salon. On éteint la télévision. Le silence est lourd. 

« Les nouvelles ukrainiennes ou moldaves disent une chose, et les nouvelles russes disent le contraire. Nous, on reste avec la peur » dit la mère de Vitaly.

Transnistrie
24 000 réfugiés ukrainiens ont transité par la Transnistrie, dont Alyona et Irina. Photo Pascal Dumont

Sujet tabou

La conversation au sujet de la guerre en Ukraine reprend autour de la table garnie de poivrons marinés, de fromage frais et de vin maison. 

Les occasions d’en discuter ouvertement se font rares dans la campagne où habitent les proches de Vitaly. Ce dernier s’inquiète pour eux. 

« Ça va. On ne parle de rien à personne de toute façon », le rassure sa mère. 

Dans sa vie de tous les jours, elle affirme ne pas ressentir les conséquences des sanctions contre la Russie. 

La dévaluation du rouble russe a néanmoins un effet sur la moitié des retraités transnistriens qui reçoivent leur pension de Moscou grâce à leur nationalité russe. 

Leur allocation est passée de 2000 (155 $) à 1200 roubles transnistriens (95 $) par mois, raconte-t-elle. 

« Heureusement, je n’ai jamais demandé mon passeport russe ! ». 

Prudente, la retraitée a quand même fait des réserves d’allumettes et de sel, qui ont été parmi les premiers produits à manquer pendant la Deuxième Guerre mondiale. 

Pour le reste, elle compte sur ses poules, ses quatre chèvres et la terre fertile qui s’étend derrière chez elle. 

Et sur son fils, Vitaly, de l’autre côté de la frontière transnistrienne, qui pourrait l’accueillir à Chișinău, capitale de la Moldavie, si le pire venait à se produire. 


Ce reportage a été produit grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.







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