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Ottawa aveugle au supplice d'une femme prisonnière d'un corps difforme

Le programme de compensation du fédéral est géré par un algorithme

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Photo Agence QMI, René Baillargeon Jeanne d’Arc Otis n’a pas eu droit au programme fédéral de soutien aux survivants de la thalidomide.

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OTTAWA | Prisonnière d’un corps difforme depuis plus de 60 ans, Jeanne d’Arc Otis, survivante de la thalidomide, n’aurait jamais cru qu’Ottawa refuserait de la dédommager sans même la regarder.

«Ça a-tu de l’allure de faire des choses comme ça à des gens qui sont brisés? Je suis complètement brisée», rage-t-elle, un moignon à la place d’un bras et un autre à la place d’une jambe.

Mme Otis est née en 1958, avec les quatre membres déformés, la colonne vertébrale et le bassin tordus, un trou dans la moelle épinière et bien d’autres malformations qui font de sa vie un véritable calvaire. 

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Photo Agence QMI, René Baillargeon

À sa naissance, le médecin accoucheur, horrifié, a immédiatement demandé à sa mère si elle avait pris des médicaments pendant la grossesse. Son père, incapable de la regarder, a voulu la placer en adoption. Il aurait préféré qu’on dépose un bébé mort dans ses bras.

La dame se bat aujourd’hui pour recevoir un dédommagement dans le cadre du Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide (PCSST).

Elle n’a jamais reçu un sou des divers programmes de compensation fédéraux à l’intention des survivants de l’infâme pilule que Santé Canada a négligemment laissée entrer au pays sans s’assurer de son innocuité. 

Elle a été distribuée aux femmes enceintes à la fin des années 1950 et au début des années 1960 pour soulager les nausées.

Un algorithme

Lorsqu’Ottawa a mis en place le PCSST en 2019, Mme Otis espérait bien être enfin dédommagée. Mais c’était sans compter la manière dont le gouvernement traiterait les demandes.

Mme Otis n’a pu parler à personne. Elle n’a rencontré aucun médecin. Pas même un simple fonctionnaire n’a posé les yeux sur elle. C’est un algorithme qui trie les bénéficiaires. Et, pour lui, la dame de Beauport n’est pas une victime de la thalidomide.

ValiDATE est un algorithme de diagnostic qui détermine «la probabilité que les blessures d’une personne soient le résultat de l’ingestion maternelle de la thalidomide», indique le gouvernement. Il estime que Mme Otis est un «peu probable».

«Il existe des dommages corporels semblables à ceux causés par la thalidomide, mais qui sont attribuables à d’autres causes», a-t-on écrit à la dame dans une lettre consultée par Le Journal

Mme Otis a pourtant fourni un rapport accablant de la clinique spécialisée pour les victimes de la thalidomide de l’Institut de réadaptation de Montréal qui décrit en détail chacune de ses malformations.

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Photo Agence QMI, René Baillargeon

Qu’importe. La dame se voit refuser le dédommagement fédéral de 250 000 $ en plus d’une allocation annuelle destinée à aider les survivants de la thalidomide dans leur quotidien.

À l’aide

Une somme qui adoucirait sa fin de vie, et celle de son conjoint et aidant naturel, après 64 ans de souffrance.

«J’aurais besoin d’aide, mon mari aurait besoin d’aide, je voudrais profiter un peu de la vie», souffle-t-elle.

Elle explique que son lourd handicap la rend chaque jour plus dépendante de son époux. Or, le couple n’a les moyens de s’offrir que le soutien d’une aide-ménagère, trois maigres heures par semaine.

La Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), qui n’a jamais mis en doute son état, prend en charge ses soins médicaux, mais elle aurait besoin de tant d’autres choses.

Pour démontrer hors de tout doute qu’elle est bien une survivante de la thalidomide, Mme Otis aurait besoin de la prescription de sa mère. Mais elle n’a jamais existé : les pilules lui avaient été données en échantillon dans un cabinet de médecin, relate-t-elle.

«Il faudrait qu’on paie un généticien pour démontrer que c’est la thalidomide qui m’a fait ça, mais on n’a pas les moyens», explique la dame.

La citoyenne n’a pas même de médecin famille qui pourrait l’aider dans un combat contre la machine fédérale. Un combat qu’un simple regard éviterait, dit-elle.

«Tous les médecins qui me voient disent que je suis une enfant de la thalidomide, même le médecin des yeux, rage Mme Otis depuis son fauteuil roulant. Qu’est-ce que ça leur prend de plus?» 

6 décennies de vies brisées

  • 1956 | Mise en marché de la thalidomide en Allemagne de l’Ouest
  • 1961 | Mise en marché officielle au Canada
  • 1961 | Retirée en Allemagne de l’Ouest et au Royaume-Uni
  • 1962 | Retirée du marché canadien
  • 1963 | Le Canada s’engage à dédommager les victimes

« Il nous incombe de voir à ce que ces victimes (de la thalidomide) reçoivent les meilleurs soins possibles, de subvenir, dans toute la mesure du possible, à leurs besoins et de faire tout ce qui est en notre pouvoir afin d’éviter qu’une telle tragédie puisse se reproduire » J. W. Monteith, ministre canadien de la Santé et du Bien-Être, 29 janvier 1963

  • 1987 | Les Amputés de guerre du Canada créent un groupe de travail pour appuyer les démarches des victimes. On demande plus de 20 millions $ pour indemniser et aider au quotidien
  • 2014 | Le gouvernement offre 7,5 millions $
  • 2015 | Le Canada annonce une aide financière permanente pour 90 victimes
  • 2019 | Nouveau programme d’aide fédéral bonifiant le précédent
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