Fentanyl: la décriminalisation en Colombie-Britannique suivie «avec intérêt» par Québec
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Québec aura un œil sur la Colombie-Britannique, qui fera l’essai de la décriminalisation d’ici quelques mois afin de lutter contre le fléau des surdoses, stratégie que des experts aimeraient voir implantée chez nous.
«Nous allons suivre avec intérêt l’expérience de la Colombie-Britannique», a déclaré le cabinet du ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé.
À partir du 31 janvier 2023, cette province de l’Ouest canadien sera la première au pays à décriminaliser la possession de certaines substances illicites, pourvu que celles-ci ne dépassent pas 2,5 g.
Au lieu d’être accusées, ces personnes recevront des informations sur les services de santé et les services sociaux.
LES CANCRES CANADIENS
Ce projet-pilote s’échelonnera sur trois ans. La Colombie-Britannique affiche le pire taux de décès par surdose d’opioïdes des six dernières années au pays, avec 28,7 morts par 100 000 habitants, loin devant le Québec et son taux de 3,2.
Le ministre québécois de la Justice, Simon Jolin-Barrette, avait en juin dernier fermé la porte à l’idée d’implanter cette stratégie au Québec. Pour l’instant, le gouvernement Legault préfère poursuivre dans la voie de la prévention.
- Écoutez l'entrevue de Richard Martineau avec l’Abbé Claude Paradis, Fondateur de l'organisme Notre-Dame-de-la-rue sur QUB radio :
ÇA NE MARCHE PAS
En Colombie-Britannique, on a toutefois fini par se rendre à l’évidence que ce type d’approche était un coup d’épée dans l’eau.
Car même après avoir dépensé 2,8 milliards $ annuellement dans la lutte aux surdoses, la province a encore vu son nombre de décès augmenter l’an dernier.
«Ce qu’on entend, c’est que le problème, c’est la honte et le stigma. C’est la croyance que la drogue est un problème criminel et représente un échec moral», fait savoir Sheila Malcolmson, ministre de la Santé mentale et des Dépendances, en entrevue avec Le Journal.
C’est pourquoi la grande majorité des victimes de surdose consommaient seules à la maison, une tendance bien ancrée aussi au Québec.
« Ce sont des gens qui n’ont jamais rejoint les ressources parce qu’ils sont inquiets des impacts [judiciaires] sur leur vie. Est-ce qu’ils pourront avoir un emploi? Avoir la garde de leurs enfants?» énumère la ministre.
La décriminalisation est censée lever cette barrière, mais Mme Malcolmson estime que le changement de mentalité prendra au moins cinq ans à se produire.
Le 21 juillet, le gouvernement du Québec a discrètement déposé une nouvelle stratégie 2022-2055 pour prévenir les surdoses. Il se donne comme cibles, entre autres, d’augmenter les services d’injection supervisée et d’analyses de drogues et d’améliorer l’accès aux traitements contre les dépendances.
«On va sauver quelques personnes qui viennent dans ces services, mais pas la masse de consommateurs qui est totalement laissée à l’abandon», pense Jean-François Mary, directeur de l’organisme Cactus, qui voit les mesures privilégiées par Québec comme du «palliatif».
- Écoutez l'entrevue de Philippe-Vincent Foisy avec Jean-François Mary, directeur général de Cactus Montréal sur QUB radio :
Les «benzos» inquiètent de plus en plus
Les benzodiazépines, ces substances qui sont de plus en plus détectées dans le corps des victimes de surdoses mortelles, préoccupent des experts notamment en raison de leur résistance à la naloxone.
Moins connues que le fentanyl par le grand public, les benzodiazépines, aussi surnommées «benzos», font pourtant des ravages chez les consommateurs depuis quelques années. Si certaines d’entre elles sont des substances légales souvent utilisées comme sédatifs ou tranquillisants, selon Santé Canada, d’autres sont illicites au pays, comme l’étizolam, proche cousin des benzodiazépines.
À elle seule, la présence de l’étizolam dans le corps des victimes de surdoses de fentanyl est en explosion depuis quelques années. Les coroners ont fait mention de sa présence dans 46 % des cas en 2020, et dans 71 % des cas en 2021, alors qu’il n’était pratiquement jamais détecté avant 2019.
«Ça a un effet dépresseur. À haute dose, ça peut arrêter la respiration, fait savoir Camille Paquette, médecin-conseil à la direction de la Santé publique au CISSS de l’Outaouais. Si on ajoute du fentanyl avec des benzos, on se retrouve avec un mélange très toxique.»
«Ça, c’est un accélérateur de décès et ça amène d’autres effets, fait savoir Jean-François Mary, directeur de Cactus Montréal. On a des populations qui ne savent pas qu’elles consomment des benzos. Le sevrage est mortel et la dépendance est très lourde.»
Selon les experts consultés par Le Journal, en plus de multiplier le risque de surdoses, ce cocktail rend toute tentative pour sauver la vie beaucoup plus difficile. «La naloxone, ça n’a aucun effet sur les benzos», souligne la Dre Paquette.
Un mort sur 20 est un sans-abri
Au moins un Québécois sur 20 morts du fentanyl depuis 2015 était en situation d’itinérance, ce qui fait des sans-abri une population largement surreprésentée dans le bilan des décès.
Parmi les 300 rapports du coroner analysés par Le Journal, 15 précisent que la personne décédée vivait en situation d’itinérance.
Selon certains indicateurs, cette population est disproportionnellement plus touchée par les décès de surdose. En 2019, le gouvernement du Québec avait recensé près de 5800 itinérants « visibles » sur son territoire, soit environ 0,06 % de sa population.
«Imaginez si la perspective sur votre vie s’arrêtait à 12 ou 24 heures chaque jour. Ça cause une anxiété permanente, explique Jean-François Mary, directeur de Cactus Montréal. Les gens vont utiliser une substance pour être capables de passer au travers. Il y a aussi le mal-être psychologique : pour oublier l’oppression de la société envers eux, ces gens vont consommer.»
Et parmi les consommateurs, en général, ce sont les sans-abri qui sont les plus à risque de mourir, précise M. Mary.
«Il y a des facteurs socioéconomiques qui sont parmi les forces les plus importantes dans les facteurs de risque liés à la consommation. Les personnes marginalisées ont beaucoup moins de moyens d’assurer un approvisionnement sûr et stable et de consommer dans un milieu sécuritaire.»