Manque de ressources en Justice: Québec garde la tête dans le sable malgré la crise
Le système judiciaire n’a jamais été si mal en point si bien que les intervenants craignent un chaos en 2023
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L’année 2023 en sera une de tous les dangers pour la justice, qui se dégrade de plus en plus malgré toutes les sonnettes d’alarme tirées par les intervenants du système et rapportées par Le Journal depuis plus d’un an.
« Ça va être le chaos, plus ça va aller, plus ça va dégénérer. Pour le moment, on pellette par en avant, on va bientôt frapper un mur », a confié une procureure de la Couronne du grand Montréal.
Temps de cour des juges allégé, magistrats sur le carreau, certains avocats de la défense déraisonnables, pénurie de personnel de soutien...
Tous les intervenants de tous les niveaux sondés par Le Journal sont convaincus que la justice va s’effondrer dans la prochaine année si rien n’est fait.
Un juge de la Cour du Québec qui s’est pour sa part dit découragé de la situation a indiqué au Journal que « l’année 2023 ne sera pas jolie ».
« Bientôt, on ne sera plus capable de faire des miracles », a mentionné un autre magistrat. Il rappelle que le mois passé, dix salles n’ont pas pu ouvrir à temps à Montréal.
Victimes touchées
Tout comme les patients à la santé et les élèves à l’éducation, les premières personnes touchées par la crise à la justice sont les victimes, qui risquent de voir leurs agresseurs libérés en raison des délais déraisonnables.
Même si les tribunaux font souvent des miracles, les délais sont déjà trop longs, souligne une procureure de la Couronne qui craint le désintéressement des victimes dans le système.
« Le gouvernement parle de tribunaux spécialisés alors qu’on n’est même pas capable de procéder par manque de personnel », a renchéri un avocat qui n’est pas autorisé à nous parler, comme les autres intervenants consultés.
Et la mémoire étant une faculté qui oublie, plus l’attente est longue, plus les témoignages à la cour peuvent être affectés.
« Il est difficile de ne pas constater un délaissement généralisé de la justice », a récemment déploré dans une décision le juge Dennis Galiatsatos, en statuant qu’un violent criminel ne pourra pas être déclaré délinquant dangereux, faute de psychiatres capables de l’évaluer dans les délais prescrits par la loi.
Immobilisme gouvernemental
Ainsi, chaque semaine, des salles d’audience ouvrent en retard par manque de personnel, causant un stress supplémentaire inutile aux victimes.
« II s’agit d’un jeu de loterie déplorable par lequel les justiciables se déplacent au palais de justice, espérant qu’ils auront le “privilège” de procéder à la date qui leur avait été promise, a rappelé le juge Galiatsatos la semaine passée. Ceci est déplorable. »
Or, même si l’alarme est tirée à l’interne et que Le Journal a mis la lumière sur cette crise sans précédent depuis 15 mois, l’État n’agit pas.
« La situation semble se détériorer davantage », a même constaté le juge Galiatsatos.
À moins d’un changement de cap majeur de la part de l’État, la justice est vouée à s’effondrer rapidement, déplorent tous les intervenants rencontrés par Le Journal. Hier, le ministre fédéral de la Justice a annoncé de « bonnes nouvelles » à venir à la Cour supérieure du Québec.
- Écoutez la rencontre Gibeault-Dutrizac avec Nicole Gibeault, juge à la retraite au micro de Benoit Dutrizac sur QUB radio :
SOUS-FINANCEMENT GÉNÉRALISÉ
Que ce soit à la magistrature, chez les greffiers, les constables spéciaux ou même les psychiatres qui évaluent les criminels violents, le sous-financement de la justice a des impacts réels sur le système, avec en fin de compte des accusés qui voient leurs chances de s’en sortir augmenter, et des victimes qui vont se sentir abandonnées.
Sécurité absente
Sur les quelque 100 constables spéciaux à Montréal en 2020, il n’en reste plus qu’une quarantaine. Et partout au Québec, la Sécurité publique peine à conserver son personnel.
« À travers le Canada, les constables spéciaux sont les agents de la paix les moins bien rémunérés, explique le président syndical Franck Perales. Pour chaque 100 nouveaux, il y en a 120 qui quittent. »
Or, sans eux, les juges ne peuvent pas siéger dans leurs salles d’audience. Le temps d’attente pour entrer dans le palais de justice de Montréal a également augmenté, puisque les points de fouille obligatoires sont réduits par manque de personnel.
Avec la charge de travail qui ne fait qu’augmenter, le point de rupture est atteint, affirme
M. Perales.
Étudiants en renfort
Le manque de greffiers et greffières est si criant que le ministère de la Justice en est rendu à embaucher des étudiants, a appris Le Journal. À Montréal seulement, ils sont trois, en plus de six stagiaires. Une quinzaine de postes sont à combler, mais personne ne postule, faute de conditions de travail compétitives.
« Ça fait que les greffières travaillent davantage, les équipes sont réduites... et dès qu’elles peuvent aller ailleurs, elles démissionnent, a confié un responsable à la Justice. On ne peut pas les blâmer... »
Leur rôle est pourtant crucial dans le fonctionnement de la justice, puisque ce sont ces personnes qui assurent le bon déroulement de chaque cause.
« C’est un casse-tête quotidien, chaque matin elles doivent prioriser pour gérer les bris de service, conclut-il. Il y a un problème. »
Des défenses qui collaborent peu
Certains avocats de la défense semblent oublier que la Cour suprême les oblige à mettre de l’eau dans leur vin pour assurer le bon fonctionnement des causes. Bien sûr, ils se doivent de défendre bec et ongles leur client, mais pas au détriment de la saine administration de la justice, déplorent plusieurs acteurs du milieu.
Certains refusent ainsi tout compromis qui pourrait réduire considérablement la durée d’un procès, où accumulent les requêtes de toutes sortes qui ne font qu’alourdir les procédures.
« Même s’il ne s’agit que d’une poignée d’avocats, ç’a un impact réel, a confié un juriste qui a requis l’anonymat pour ne pas se mettre à dos ses collègues. Chaque journée consacrée à entendre leurs demandes, un juge ne peut pas entendre une autre cause. »
Y a-t-il un juge dans la salle ?
Depuis cet automne, les juges de la Cour du Québec ont réduit leur temps de cour. Si les magistrats siégeaient auparavant deux jours en cour pour un jour de délibéré, le ratio est maintenant moitié-moitié. Une décision décriée par Québec, mais récemment maintenue par la Cour supérieure.
Mais des magistrats sur le carreau viennent troubler davantage la situation, surtout que les nominations tardent à se faire.
« À Montréal, il y a actuellement trois juges en arrêt maladie et un autre sur un dossier spécial, a confié une source bien placée dans l’appareil judiciaire. D’ici un an, six magistrats vont partir à la retraite et il ne restera qu’un juge suppléant d’ici la fin de 2023. »
Certains juges déplorent par contre que leur charge de travail ne se soit pas amoindrie. Car il leur manque une vingtaine d’adjointes à Montréal, forçant la majorité des magistrats à accomplir à gros salaires des tâches administratives normalement déléguées à leurs adjointes.
Des victimes laissées en plan par la justice
Devoir raconter en détail devant le tribunal des sévices odieux subis est déjà pénible, mais conjuguer avec de multiples reports et des délais récurrents exacerbent le stress vécu dénoncent des victimes d’agression sexuelle.
« Je déplore le traitement des victimes dans le système de justice, nous sommes carrément oubliées », a lancé une femme qui a porté plainte en 2019 pour agression sexuelle.
Claude Thibodeau, 61 ans, fait face à une kyrielle d’accusations pour des crimes sur six femmes dans les dernières décennies. Mais près de quatre ans plus tard, il n’a toujours pas été jugé, entre autres à cause de ses changements d’avocat.
« Le système de justice est toujours en faveur de l’agresseur. On veut le protéger, le respecter. Mais nous, pendant ce temps, on essaie de faire nos vies », lance au Journal la femme qui ne peut être identifiée sur ordre de la cour.
En colère
À l’été 2021, elle a longuement témoigné lors de l’enquête préliminaire. « J’ai été obligée de prendre congé. Je ne pouvais pas dire à mon boss : j’ai été victime d’agression sexuelle. Donc évidemment, ça allonge le poids du secret », a-t-elle ajouté.
Informée que le processus devait bientôt tirer à sa fin, elle a finalement appris le printemps dernier que le procès aurait lieu... en avril 2023.
« Je ressens de la colère. Il mène sa vie en liberté », a-t-elle lâché en déplorant qu’elle doive vivre avec ce « nuage noir au-dessus de la tête » en espérant un jour pouvoir commencer à tourner la page.
À la Direction des poursuites criminelles et pénales, la procureure Me Camille Boucher a expliqué que si le procès a été fixé si loin, c’est en raison de l’absence de disponibilités de dates de cour.
Pas la seule
Dans un autre dossier concernant un accusé différent, une plaignante a dû attendre un an entre son témoignage en chef et son contre-interrogatoire.
Entre les deux, l’accusé a changé d’avocat, ce qui a entraîné les délais.
Et comble du malheur, lorsque la femme s’est présentée au palais de justice de Montréal pour la suite de son contre-interrogatoire... la salle n’a pas pu ouvrir à l’heure, faute de personnel.
« Ce stress, de se demander si on vient pour rien, on n’a pas besoin de le vivre. Je veux juste que le dossier se finisse le plus vite possible. J’espère que dans l’avenir, les autres victimes n’auront pas à vivre ça. »
Elle a ensuite dû revenir à la cour le mois passé, pour la suite du procès.
15 mois d’alarme rapportés par Le Journal
Octobre 2021
- La pénurie de personnel commence à mener à la fermeture de salles de cour.
Mai 2022
- Une fraudeuse ne peut pas écoper de sa sentence en raison du manque de personnel à la cour.
- Quelques jours plus tard, une aînée de 87 ans victime de vol qualifié ne peut pas être entendue, faute de greffière disponible.
- Les délais aux petites créances ont triplé depuis l’arrivée au pouvoir de la Coalition Avenir Québec.
- Le juge en chef de la Cour supérieure qualifie la situation de « catastrophe ».
- Le Barreau demande un plan d’action gouvernemental.
Juin 2022
- Un détenu incapable d’obtenir une demande de remise en liberté dans les délais dépose une requête extraordinaire pour faire respecter ses droits.
- Désabusée par la lenteur du système, une victime d’un pasteur demande à se retirer du processus.
- Les oppositions, Parti Québécois en tête, pressent le gouvernement d’agir.
- Une juge dit n’avoir jamais vu aussi pire situation en 30 ans, avec 550 employés de la justice qui ont démissionné en un an.
Septembre 2022
- Une juge déplore le manque d’action du gouvernement et le mutisme de la classe politique sur la crise malgré la campagne électorale.
Novembre 2022
- Le nombre de demandes d’évaluations psychiatriques de criminels a tellement augmenté que les experts ne suffisent plus à la tâche, par manque de ressources allouées par le gouvernement.
Décembre 2022
- Un violent criminel n’a plus à se soucier d’être déclaré délinquant dangereux en raison des délais déraisonnables pour lui faire subir une évaluation psychiatrique, et l’inaction de l’État afin de régler le problème.