Obligés d’acheter des maisons pour loger leurs employés en raison de la pénurie de logements
Des employeurs des Îles de la Madeleine doivent loger leurs employés, ce qui place des travailleurs dans une situation de dépendance totale
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Manque de logements pour les travailleurs, manque de travailleurs pour construire des logements: les Îles de la Madeleine subissent une double pénurie, au point où des employeurs doivent acheter des maisons pour loger leur personnel.
«Ça a coûté un bras. J’ai acheté la maison, je l’ai meublée, tout mis la literie dedans, la vaisselle», raconte Mario Déraspe, du concessionnaire Honda LeDé Sports.
La maison dont il parle, il ne vise pas à la louer à des touristes, mais à son employé mécanicien et sa famille, arrivés de la Tunisie cet automne.
Le Journal publiait samedi dernier un dossier sur le manque criant de logements aux Îles de la Madeleine, qui est aggravé par l’afflux de touristes l’été.
Plusieurs employeurs, dont de simples restaurateurs, ont confié au Journal n’avoir d’autre choix que d’acheter des maisons pour ensuite les louer à leurs employés, s’ils veulent en avoir.
C’est même le cas du propriétaire du Tim Hortons, qui pourra ainsi accueillir dix nouveaux employés cet été (à lire demain).
Moins rentable que le tourisme
Or, cette façon de faire est très onéreuse. Un restaurateur a même confié qu’il gagnerait plus d’argent en louant les maisons de ses employés aux touristes qu’en exploitant son restaurant.
En date du 17 mars, les locations affichées sur Airbnb pour la fin de mai oscillaient entre 1000$ et 6900$ par semaine.
Depuis 2016, le marché des maisons est «en folie», note Léonard Aucoin, un Madelinot qui a réalisé une vaste étude sur la démographie et l’économie aux Îles.
Le prix médian des maisons unifamiliales est passé de 105 000$ à 250 000$ en 2022. Il s’agit d’une croissance deux fois plus rapide que dans la grande région de Montréal.
«Complètement floué»
Aux Îles, les travailleurs qui louent directement à leur employeur ont la chance de ne pas avoir à se casser la tête, mais ils se trouvent dans une situation de double dépendance.
Valentin Meffray, 33 ans, est arrivé de France il y a quelques mois avec un visa fermé qui ne lui permet de travailler que pour le restaurateur qui l’a embauché et qui lui louait une maison.
Ce jeune chef cuisinier a appris mardi qu’il perdait son emploi pour des raisons économiques.
«Je me sens complètement floué, trompé. On avait tout vendu pour venir ici.»
Il doit libérer le logement qu’il occupait avec sa femme et son bébé de 8 mois d’ici le début mai.
Il cherche à Montréal. «Je n’ai pas envie de rester aux Îles après ça», avoue celui qui est en démarche pour faire ouvrir son visa.
«On manque de tout»
Pendant ce temps, les besoins de main-d’œuvre aux îles sont réels, peu importe le domaine.
«Tout. On a besoin de tout: il me manque une secrétaire, des vendeurs, des personnes en garantie, en mécanique, en comptabilité, énumère Mario Déraspe.
Le CISSS des Îles a acheté, en mars 2022, un gros hôtel afin d’héberger les travailleurs de la santé de passage.
Guylaine Nadeau, une Madelinienne de 56 ans, doit vivre à Québec depuis la fin de janvier parce que l’hôpital n’a plus assez d’infirmières pour lui offrir les soins dont elle a besoin.
Ses reins ne fonctionnant plus, elle doit recevoir un traitement d’hémodialyse d’une durée de 8 heures à raison de 2 à 3 fois par semaine.
«J’ai l’impression qu’on rit de moi», dit Mme Nadeau, qui souligne qu’il suffit de quelques semaines pour former une infirmière en hémodialyse.
« Cul-de-sac »
À la Municipalité des Îles-de-la-Madeleine, on est bien conscient du problème de manque de logements pour les travailleurs, assure Richard Leblanc, ex-maire par intérim.
À l’automne 2021, un règlement a été adopté pour interdire temporairement l’achat ou la conversion d’une résidence secondaire en résidence touristique.
Des mesures incitatives ont aussi été mises en place en 2022 pour favoriser la construction de logements. «Les résultats sont mitigés», résume M. Leblanc.
Sur les 101 unités prévues, seulement une quarantaine sont en voie de réalisation.
La hausse des coûts de construction et des taux d’intérêt a découragé plusieurs promoteurs, explique M. Leblanc.
«On tombe toujours sur un cul-de-sac», dit Pierre Desbiens, intervenant au Service d’aide à la recherche de logement des Îles.
La pénurie de main-d’œuvre et l’insularité viennent rallonger tous les processus, explique-t-il.
« L’arpenteur n’est pas ici, alors il faut attendre après l’arpenteur [...]. Ensuite, essaie de trouver un tireur de joints! », illustre M. Desbiens.
Les ingrédients d’une pénurie de logements spectaculaire
1. L’insularité
Aux îles, il n’y a pas d’étalement urbain possible. L’archipel n’étant accessible que par bateau ou avion, les travailleurs ne peuvent pas s’installer à l’Île-du-Prince-Édouard ou en Gaspésie, par exemple.
2. Augmentation du tourisme
Les Îles sont devenues une destination touristique fortement prisée au Québec, notamment à cause de la pandémie, qui a limité les voyages à l’étranger, observe Dominic Lapointe, professeur en études touristiques de l’UQAM et coauteur d’une étude sur l’hébergement aux îles.
3. Allongement de la saison
La saison touristique, qui autrefois se confinait aux mois d’été, s’étend de plus en plus dans le calendrier, allant maintenant de mai à octobre. Les résidents victimes d’éviction saisonnière qui devaient auparavant se reloger pour huit semaines doivent maintenant le faire pour trois ou quatre mois, explique Dominic Lapointe.
4. Augmentation des besoins
Les besoins de services, comme ceux de garderies ou de soins de santé, sont en augmentation. Les couples ont moins tendance à cohabiter, les gens à vivre plus vieux. «Tous les changements qui transforment la société existent aux Îles aussi», résume M. Lapointe.
5. Peu d’immeubles résidentiels
Les immeubles résidentiels pouvant loger un grand nombre de travailleurs sont rares aux Îles. Traditionnellement, les gens se sont construit des bungalows, explique Richard Leblanc, ex-maire par intérim.
Cet article fait partie d’une série d'articles sur les transformations sociales aux Îles de la Madeleine, qui ont réussi à renverser leur solde migratoire, mais qui sont aussi aux prises avec une double pénurie de logements et de main-d’œuvre, au point où des travailleurs doivent déménager à répétition.