La décarbonisation à l’aveuglette: le Fonds vert critiqué pour son manque d’imputabilité et ses objectifs très flous
Alors que le mot « décarbonation » est sur toutes les lèvres, le Québec n’a aucune stratégie digne de ce nom et continue de gaspiller de l’argent dans différents programmes sans plan concret, soutient un expert.
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C’est bien connu, le Fonds vert, créé en 2006 et qui devait aider à électrifier le Québec et à lutter contre les changements climatiques, est devenu un fonds fourre-tout qui subventionne des projets à droite et à gauche sans objectif précis ni imputabilité.
Or, si le Québec veut décarboner son économie d’ici 2050, il doit cesser de créer des programmes sans lien entre eux et surtout, il faut qu’il se dote d’une stratégie globale avec des cibles concrètes, soutient Normand Mousseau, professeur de physique et directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier.
« Si on regarde la réduction des émissions depuis 2018, les seules réductions sont largement liées à la pandémie. Le Fonds vert a beau financer les subventions aux voitures électriques et toutes sortes de programmes, le problème c’est qu’il y a encore plus de voitures sur les routes que lorsqu’on a mis le Fonds vert en place », explique Normand Mousseau.
« Et la majeure partie des voitures ajoutées ne sont pas électriques. Oui, on a aidé un peu à réduire les émissions, mais comme on n’a pas mis de mesures pour freiner l’augmentation du parc automobile, aujourd’hui on se retrouve à ne pas avoir réduit d’émissions au net. C’est environ quatre ou cinq milliards qu’on a dépensés, pour très peu de résultats », dit-il.
Besoin d’objectifs précis
Le plan qu’a proposé le Québec l’an dernier manque d’indicateurs et d’imputabilité, dit le chercheur. Les mesures doivent s’inscrire dans une stratégie plus large qui doit inclure des cibles et faire les liens entre les différents programmes, comme le font des pays comme l’Angleterre ou la Suède.
L’Angleterre, dit le professeur, est en avance sur ses prévisions de réduction de gaz à effet de serre depuis 2005. Quant à la Suède, le pays a des plans clairs et une vision. Des indicateurs et une évaluation de chaque programme, des choses dont le Québec devrait s’inspirer.
« On dit par exemple qu’on va réduire les émissions dans le secteur industriel de tant. On va réduire les émissions dans le secteur du transport de tant. Mais c’est associé avec aucun indicateur spécifique !, dit-il. Comment, par exemple, prévoit-on enlever des voitures sur les routes ? Il n’y a pas de plan intégré. Comment tous ces programmes ensemble vont nous amener à atteindre les cibles du gouvernement ? On ne le sait pas, il n’y a pas de lien.
« En ce moment, on dépense des milliards de dollars en jetant l’argent à gauche et à droite dans des programmes qui ne livrent pas de transformation ni d’enrichissement collectif », conclut-il.
Trois questions clés à Normand Mousseau sur notre électricité et la décarbonation du Québec
Pourquoi le Québec s’est-il engagé, dans deux contrats qui vont débuter bientôt, à exporter 20 térawattheures d’électricité, alors qu’on en manque ici ?
« C’est une bonne question ! On s’est en quelque sorte peinturé dans le coin avec ces contrats, dont l’échéance va dépasser la fin du contrat de Churchill Falls. Donc c’est vraiment dur de savoir comment on va faire de l’argent avec ça. J’ai des gros doutes. »
D’autant plus, fait remarquer le professeur, qu’au prix de vente prévu dans les contrats, au Massachusetts comme à New York, les profits sont loin d’être garantis pour Hydro-Québec. « Les contrats qu’on a faits avec New York et Boston, on va vendre notre électricité probablement autour du prix des nouveaux approvisionnements, par exemple l’énergie qu’on va acheter des parcs éoliens. Dans un contexte où on a besoin d’électricité, les gains économiques sont relativement faibles. Si, par exemple, on vend notre électricité 8 cents le kilowattheure à l’étranger et que les nouveaux approvisionnements sont à 8 cents également, on ne fait pas d’argent », explique M. Mousseau.
Comme le Québec n’émet qu’une infime portion des gaz à effets de serre de la planète, et que tous nos efforts d’une année peuvent être anéantis par la Chine en quelques jours, cela vaut-il vraiment la peine de se démener et dépenser de l’argent pour être des chefs de file de la décarbonation ?
« En étant premier, on va pouvoir exporter notre savoir-faire », répond d’emblée Normand Mousseau.
« On peut laisser les autres pays faire tous les essais et erreurs, et s’asseoir sur nos lauriers. Mais à ce moment-là, quand on va avoir besoin de la nouvelle technologie, on va appeler la firme qui est installée aux États-Unis, ou en Chine, pour qu’ils viennent nous installer le système.
« L’innovation, aujourd’hui, c’est comment tu intègres de manière efficace, comment tu livres la marchandise, comment tu gères les problèmes. Par exemple, si je veux décarboner un grand bâtiment, j’ai besoin d’une chaleur de base et une chaleur de pointe. Comment j’intègre deux ou trois technologies pour le faire, et de la manière la moins coûteuse ? Quel logiciel dois-je concevoir, comment je choisis le bon équipement ? ».
L’expert de l’Institut Trottier rappelle que l’ingénierie québécoise, dans le passé, a su oser et faire les premiers pas. « On a développé une ingénierie de grands projets qui s’est exportée à travers la planète. Dans le fond, ce qu’on s’est dit, c’est qu’on va utiliser ces investissements-là pour se structurer et développer un savoir-faire qui va rayonner partout dans le monde, et ça a marché. »
La récente crise du verglas nous a-t-elle montré que nous sommes trop dépendants de l’électricité au Québec ?
« La diversification, il faut la penser en termes de résilience de notre système électrique », dit le professeur Mousseau.
« La diversification, ça peut être de dire moi j’ai une génératrice, même à gaz, et quand il y a une panne importante dans un quartier je peux me déplacer et donner deux heures d’électricité à quelques résidences pour faire marcher le frigo et ne pas perdre la nourriture, pour que je recharge mon téléphone cellulaire, etc. Les panneaux solaires aussi, qui produisent de l’électricité à la maison, sont une avenue et peuvent contribuer à un mix énergétique qui nous rend moins vulnérables en cas de pannes ».
Ne nous faisons pas d’illusions, dit-il. Nous allons dépendre de plus en plus de l’électricité.
« Aujourd’hui, il n’y a pas moyen de parler à personne au téléphone, ou presque, sans réseau. Sans internet et sans ordinateur, je n’ai pas de service aujourd’hui. On a tout centralisé vers cet outil. Quand je perds l’internet, je n’ai plus rien. L’électricité, c’est un peu la même chose. Comment on réduit les risques ? C’est-à-dire jusqu’où on veut aller, qu’est-ce qu’on veut garder ? Mais il faut faire ces choix en trouvant des solutions qui sont aussi compatibles avec 0 émission et nos objectifs climatiques et celui d’émettre un jour zéro émission, d’être carboneutre ».