Un projet pilote inédit pour éduquer les clients qui achètent les services sexuels d’escortes majeures
Le programme de type John School est testé par le Service de police de l’agglomération de Longueuil
«Quand les policiers sont arrivés dans la chambre en criant, j’ai pensé que j’allais faire une crise de cœur. Ç’a vraiment été un gros stress quand ils m’ont mis les menottes aux poignets.»
Jacques (nom fictif) a été arrêté en décembre dernier lors d’une opération-clients menée par le Service de police de l’agglomération de Longueuil (SPAL). Il a depuis été accusé d’avoir acheté les services sexuels d’une personne majeure. Mais contrairement aux autres hommes interceptés pour le même délit ailleurs au Québec, il a une chance d’éviter un casier judiciaire, grâce à un projet pilote unique, qui teste un programme éducatif.
Connu ailleurs au pays ou aux États-Unis sous l’appellation John School (John fait référence au surnom anglais donné à des clients), le programme financé par le ministère de la Justice est désigné ici sous l’acronyme C3ESSES (Changement de comportement, conscientisation, éducation et sensibilisation sur l’exploitation sexuelle).
C’est l’agent Ghyslain Vallières qui a proposé l’implantation de ce programme il y a plusieurs années. Le projet pilote, qui a finalement vu le jour il y a un an à Longueuil, est né à la suite de la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs. L’instauration d’un tel programme figurait en effet parmi les recommandations finales.
En janvier 2020, l’agent Vallières avait sensibilisé les élus de la Commission quant à cette stratégie, qui vise à modifier les comportements des clients de la prostitution en travaillant leurs problématiques personnelles ou même leurs déviances.
14 opérations
Les enquêteurs de l’équipe intégrée d’intervention et de soutien aux victimes d’exploitation sexuelle de Longueuil ont ainsi mené depuis un an 14 opérations policières, dans le but de coincer des hommes prêts à acheter les services sexuels d’escortes adultes. Ils ont arrêté 62 hommes, âgés entre 19 et 74 ans. Environ 10% d'entre eux n'étaient pas admissibles au programme.
C3ESSES ne vise pas ceux qui sollicitent les services de mineures et exclut les hommes qui ont des antécédents en matière de violence sexuelle ou faite aux femmes. Les clients arrêtés font face à la justice, mais plutôt que de leur faire subir un procès et éventuellement les condamner, on mise sur le changement de leurs comportements. En échange, ils évitent un antécédent criminel.
Mais la participation au programme n’est pas qu’une simple promenade de santé: le client doit s’investir, participer et faire de l’introspection, ce qui n’est pas toujours gagné d’avance.
«Plutôt que de se demander ce qu’ils ont fait de mal, ils se trouvent malchanceux et se disent: si seulement j’avais cliqué sur l’annonce à côté, j’aurais été correct», illustre Catherine Pouliot, directrice générale du Centre d’intervention en violence et agressions sexuelles (CIVAS) de la Montérégie.
C’est vers cet organisme que sont dirigés les hommes arrêtés par le SPAL lors d’une opération-clients dans le cadre du programme de type John School. Mme Pouliot insiste: l’objectif premier est que ces gens-là ne retournent pas vers l’achat de services.
«Sur le coup, ils disent qu’ils ne recommenceront plus, mais ils viennent de se brûler la main, ils sont effectivement sur leur garde. Mais s’ils ne travaillent pas sur ce qui les a amenés là, qu’est-ce qui nous garantit qu’ils n’y retourneront pas?» a-t-elle mentionné.
Différentes croyances
Chaque client a d’abord une première évaluation clinique. Il y a ensuite une journée obligatoire de sensibilisation, où infirmière, avocats, policier et intervenants s’adressent à eux. Et pas question de rester assis en silence pendant huit heures. Les hommes doivent s’ouvrir et participer, assure Mme Pouliot. Cela amène souvent des discussions intéressantes, juge-t-elle, notamment sur leurs différentes croyances concernant l’achat de services sexuels.
Certains se justifient en disant avoir des «besoins sexuels irrépressibles impossibles à contenir». D’autres ont des réflexions qui reflètent une «masculinité toxique» et parfois même la «culture du viol» : «Si je paie, je ne me ferai pas dire non et je suis certain que je vais avoir ce que je veux.» La majorité expose aussi le caractère «volontaire» de la femme, persuadé que si elle ne l’était pas, «ils s’en rendraient compte».
«Plusieurs ont une image très caricaturale de la fille sous l’emprise de quelqu’un, qu’ils vont ouvrir la porte et que ça va paraître qu’elle ne va pas bien», note-t-elle.
D’autres ont même l’impression d’aider ces femmes en les payant. Ainsi, pour déconstruire cette illusion que «ce n’est pas si pire que ça», la journée de sensibilisation se termine avec le témoignage d’une survivante de l’exploitation sexuelle.
La femme leur explique ce qui l’a menée à offrir ces services, mais aussi comment elle se sentait et à quoi elle pensait pendant qu’elle faisait des faveurs sexuelles à répétition.
«Je ne recommencerai plus»
«J’ai vu les autres aspects du métier. On pense qu’elles sont indépendantes, mais même si elles le sont, il y a souvent des gens derrière qui lui demandent de l’argent ou qui profitent d’elle. Ça m’est peut-être déjà arrivé d’encourager ça et je me sens mal», a lancé Jacques, qui avoue d’emblée que ce n’était pas la première fois qu’il payait pour du sexe.
L’homme de 59 ans ne roule pas sur l’or, mais au moins deux fois par année, il aimait bien se gâter en prenant un rendez-vous avec une escorte.
Mais la dernière fois, en décembre dernier, il a plutôt fait la rencontre de policiers.
Il avoue être encore traumatisé de cette mauvaise aventure, mais estime avoir beaucoup appris.
Même s’il espère sensibiliser le plus de personnes possible en partageant son expérience, il ne se dit pas prêt à en parler à visage découvert. Ses proches, dont sa conjointe, ne sont pas au courant de ses ennuis avec la police. Jacques n’en a parlé qu’à quelques amis qui ne se gênent pas non plus pour allonger quelques billets en échange de faveurs sexuelles, pour les avertir de ne plus faire ça, a-t-il dit.
«Je pense que ce programme devrait être partout au Québec, pour d’autres personnes comme moi, qui se font prendre. C’est sûr que je ne recommencerai plus», a-t-il ajouté.
Élargir le programme?
Élargir le programme dans le reste de la province est d’ailleurs un souhait de l'agent Ghyslain Vallières.
«Pour que ça fonctionne, ça prend le spectre de se faire arrêter. Et pour ça, il faut être présent partout au Québec, 12 mois par année. Le client doit toujours avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête, en se demandant si des policiers vont l’arrêter», lance-t-il.
Les programmes de type John School ont fait leurs preuves ailleurs, alors que plus de 70% des hommes qui y participent ne récidiveront pas.
Et pour évaluer l’efficacité de cette stratégie adaptée par Québec, une équipe de chercheurs travaille en parallèle. L’objectif est d’offrir le meilleur suivi, selon l’ampleur des problèmes des clients arrêtés, explique Jean-Pierre Guay, chercheur à l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel et professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal.
Aider les victimes
«Ce n’est pas tout le monde qui a besoin de la même intensité d’accompagnement, dit-il. Même si on avait énormément de ressources et qu’on pouvait imposer 26 rencontres à chacun, ce ne serait pas la bonne solution. Des gens n’ont pas besoin de ça et le dosage est extrêmement important si on veut avoir du succès.»
Selon lui, une mesure trop forte risque davantage d’ostraciser les clients et n’amènera pas les résultats attendus.
En misant sur l’éducation des clients, certes ceux-ci bénéficient d’un avantage en évitant un casier judiciaire. Mais l’objectif est avant tout de stopper l’exploitation sexuelle, en freinant la demande.
«Ce qu’on souhaite, c’est aider les victimes. Et pour ce faire, on doit être certain qu’on a le bon programme et qu’on aborde ces hommes de la bonne façon», a insisté l’agent Vallières.