Banni à vie, un agriculteur de Saint-Jude dirigerait un réseau de travailleurs étrangers au noir
Jean Lemay et des entreprises qui lui sont liées sont dans la mire de l'Agence des services frontaliers
SAINT-JUDE | Un agriculteur de la Montérégie banni à vie du programme de travailleurs étrangers temporaires aurait trouvé un nouveau stratagème pour employer des Latinos au noir et louer leurs services à des entreprises de la région.
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À Saint-Jude, les gens de la place connaissent Jean Lemay comme un producteur agricole qui en mène large. Bien des Mexicains, eux, le désignent comme «el patrón».
En octobre 2021, il avait été le premier employeur québécois interdit à jamais d'embaucher des travailleurs étrangers temporaires, vu ses nombreuses entorses aux lois.
«C’est le pire cas que j’ai vu de ma carrière», affirme Michel Pilon, directeur général du RATTMAQ (Réseau d'aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec).
L'organisation avait dénoncé des retards de paiement de salaire, des logements insalubres et le «prêt» de main-d'oeuvre à d'autres entreprises.
Depuis, notre Bureau d’enquête a découvert que Jean Lemay est en quelque sorte devenu le roi des travailleurs agricoles illégaux. Il est de nouveau sur le radar des autorités.
L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) le soupçonne de s’être rabattu sur un autre type de main-d’œuvre: des demandeurs d’asile, bien souvent sans permis de travail.
Une série de perquisitions
Dans le cadre d'une enquête criminelle, l'ASFC a d’ailleurs effectué des perquisitions le 15 juin dernier à l’ancienne ferme de l’agriculteur, où il vit toujours et qui est aujourd’hui en partie détenue par son fils Jean-Philippe Lemay.
Quelques jours plus tôt, un employé qui logeait dans un immeuble de Jean Lemay décédait dans un accident survenu alors qu’il se faisait reconduire à l’ouvrage, à Sainte-Hélène-de-Bagot.
Sur papier, José Guadalupe Briano Esparza était un demandeur d’asile de 29 ans qui n’avait pas encore de permis de travail.
Dans les faits, il travaillait illégalement dans une entreprise de coffrage via une agence de placement qui appartient à un certain Robert Blanchard. Or, c'est Lemay lui-même qui en est le gérant, selon ce qu'il aurait dit aux enquêteurs.
Sans permis de travail
Les autorités soupçonnent aussi des compagnies liées à l’homme de 63 ans d’engager des immigrants sous la table, selon nos informations. Dans le cadre des perquisitions de l’agence:
-Des agents débarqués à l’aube à la ferme ont identifié une trentaine de personnes qui n'avaient pas l'autorisation de travailler au Canada sur les 40 présentes.
- Écoutez la chronique faits divers d’Annabelle Blais, journaliste au Bureau d’enquête de Québecor, via QUB radio :
-Des registres du cellulaire de Lemay ont démontré des centaines d’appels avec des travailleurs illégaux, à toute heure du jour ou de la nuit.
- Au moins une soixantaine de ressortissants étrangers ont donné comme adresse de résidence la ferme Lemay au ministère de l’Immigration.
-En un an, des policiers de la Sûreté du Québec ont intercepté plusieurs voitures dans lesquelles prenaient place une vingtaine de personnes affirmant travailler pour «el señor Lemay», dont la majorité étaient sans permis de travail.
Un simple appel
Notre Bureau d’enquête a parlé avec plusieurs témoins qui constatent le modus operandi de Lemay.
«Je l’appelle et je lui dis que j’ai besoin de deux employés et il m’en envoie deux», illustre David Fluet, propriétaire de DF Coffrages, où travaillait José depuis quelques mois.
Un Mexicain qui dit avoir été employé par Lemay nous raconte aussi avoir été trimballé de jobine en jobine tout l’hiver dernier.
«J’ai lavé des porcheries, conduit des monte-charges, ramassé des œufs, déneigé, cueilli des têtes de violon, coupé des plants de marihuana...», énumère au bout du fil l’homme qui n’a jamais eu de permis de travail en tant que demandeur d’asile. Même de retour dans son pays d’origine, il a requis l’anonymat par crainte de représailles.
Le matin, ses collègues et lui étaient rassemblés à l’ancienne ferme de Lemay puis reconduits pour leur journée de travail, poursuit-il.
- Écoutez la rencontre Gagnon-Montpetit avec Karine Gagnon, chroniqueuse politique au JDM et JDQ et aussi directrice adjointe de l'information au Journal de Québec au micro de Marie Montpetit via QUB radio :
Des travailleurs latinos omniprésents
Une scène devenue routinière à Saint-Jude. «On voit facilement 50-60 travailleurs graviter régulièrement [dans le village], mais on sait qu’il y a des autobus qui partent très tôt le matin et qui reviennent très tard le soir de différents lieux», affirme la mairesse, Annick Corbeil.
Dans la municipalité rurale d’environ 1200 âmes, Jean Lemay et son fils possèdent une douzaine d’adresses.
Le Bureau d’enquête s’est aussi rendu dans une ancienne résidence pour personnes âgées de Saint-Hyacinthe où sont désormais logés des dizaines de Latinos.
Rencontré dans la cuisine commune, un Mexicain disait attendre ses papiers avant de pouvoir «travailler pour Jean Lemay».
À notre passage à Saint-Jude un lundi soir, Jean Lemay en personne est venu nous couper la route avec un véhicule, avant d’en sortir pour nous invectiver.
«Les journalistes, c’est pas aimé ici. [...] Je fais 5-6 places icitte pi on va tous se mettre à courir après toi. Tu pourras plus te cacher», a-t-il menacé, tout en refusant de s’identifier et de répondre aux questions.
Quant à Jean-Philippe Lemay, il a nié tout lien avec l’emploi illégal de travailleurs mexicains. «J’ai le droit de louer [mes maisons] à qui je veux», a-t-il lâché au bout du fil.
Robert Blanchard n'a pas répondu à nos demandes d'entrevue.
– Avec la collaboration de Philippe Langlois
Qui est Jean Lemay?
L'agriculteur de Saint-Jude a eu de nombreux démêlés avec les autorités et la justice au fil du temps. En voici quelques-uns:
- Dès 2012, Service Canada a enquêté sur sa ferme pour avoir échangé des travailleurs étrangers sans permis à une entreprise d’aménagement paysager dans la région, selon un article de Radio-Canada.
- Il est le premier employeur québécois banni à vie du Programme fédéral des travailleurs étrangers temporaires. Il se fait aussi imposer une amende de 198 750 $.
- Revenu Québec a imposé plusieurs amendes à son entreprise pour de fausses déclarations, dont 63 000$ en 2012 et 52 000$ en 2020.
- Revenu Québec a saisi à son ancienne ferme pour 2,2 M$ en biens l’an dernier.
- Il a été condamné à 12 mois à purger à la maison pour possession de biens criminellement obtenus en 2021.
- En 2017, il a bénéficié de l’arrêt Jordan mettant fin aux procédures judiciaires alors qu’il était accusé de complicité après les faits dans un délit de fuite mortel.
- Le 15 juin dernier, l’Agence des services frontaliers du Canada a mené des perquisitions à son ancienne ferme dans le cadre d’une enquête criminelle sur de potentielles infractions à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
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