
Louise Forestier
Plus libre que jamais
En cet été-anniversaire de tant d’événements, il faut ajouter les 50 ans de carrière de Louise Forestier. 1967, c’était l’année de son premier disque et celle où elle chantait à l’Expo. Belle occasion pour passer en revue avec elle une carrière riche et diversifiée.

Une vie d'exception
Il y a autour d’elle des livres, des toiles — les siennes, un Marc Séguin... –, et la lumière qui entre à plein, avec vue sur le jardin et la ruelle verte. Un îlot de calme pour une femme vibrante. On est au cœur de Montréal, au cœur d’une vieille école reconvertie, au cœur d’un appartement à la fois petit et aéré. Et au milieu, Louise Forestier. Pieds nus, bien calée dans les coussins, décontractée, elle rayonne. Elle a eu 75 ans le 10 août et elle rayonne. Louise Forestier a beau se faire rare sur scène, elle n’arrête pas. « Je suis une artiste, souligne-t- elle. Alors là, je peins, j’écris, je lis, je fais un jardin. La création, toujours. »
Mais la création à son rythme. « J’ai fait à peu près tout ce que j’avais voulu faire dans ma carrière, c’est pour ça que je suis heureuse. Il me reste deux projets : publier un recueil de nouvelles et faire une exposition. J’vas-tu les faire ? Je le sais pas. Et c’est pas grave. » Ce qui compte, c’est l’exercice même de peindre ou d’écrire.
Pourquoi ne pas signer encore des chansons pour les autres, comme elle a tellement aimé le faire, de Nana Mouskouri à Éric Lapointe ? « Mais j’suis plus la saveur ni du jour, ni du mois, ni de l’année ! Les autres générations ont leur plat de bonbons dans lequel piger et c’est entre eux que ça se passe maintenant. C’est parfait comme ça. »
En fait, ses cinquante ans de carrière se ramènent à un constat : « J’ai zéro nostalgie. » Va encore pour chanter si c’est pour un flash, comme elle dit. Ç’a donné l’album Les Vieux Criss, l’automne dernier, avec France Castel, François Guy et Michel Le François, sur lequel elle interprète de ses nouvelles compositions. Ç’a donné un petit rôle dans La Bonne Âme du Se-Tchouan au TNM l’hiver dernier. Ç’a donné, fin juillet, de refaire Lindberg aux côtés de Robert Charlebois lors de l’hommage rendu à Michel Côté au festival Juste pour rire.
Que du plaisir, quoi ! Et le luxe du choix !

De l'Expo à l’Osstidcho, et après
L’Exposition universelle de 1967, L’Osstidcho de 1968 – qui la mettra en vedette avec Robert Charlebois, Mouffe et Yvon Deschamps – sont gravés dans la mémoire collective et ceux qui y étaient en parlent avec émotion.
Louise Forestier, elle, est plus terre à terre. Oui, il y avait en elle la jeune Montréalaise qui, en cet été 67, découvrait le monde à Terre des hommes. Mais il y avait surtout celle qui travaillait fort : « Je venais de sortir mon premier disque, j’avais eu un prix à la télévision [Découverte de l’année 1966 à l’émission Jeunesse oblige de Radio-Canada]… J’étais la nouvelle, alors ça rentrait les engagements ! »
Comme aller chanter à l’Expo. Elle s’y produit, mais y va aussi pour les autres. « On a entendu toutes sortes de musiques, toutes sortes de groupes. J’allais voir tout ce qui se faisait. C’était une plate-forme d’inspiration splendide. »
Au fond, L’Osstidcho est en germe. Elle raconte : « Un moment donné, on s’est mis à fréquenter des boîtes de jazz, à danser. C’est sûr que ça nous a influencés. J’me souviens, j’avais dit à Robert [Charlebois] : “Pourquoi on danse jamais sur les chansons québécoises ? Faut danser ! ” Y’est allé faire un p’tit tour en Californie, y’est r’venu, pis on a dansé pas à peu près ! »
Louise Forestier avait connu Charlebois quelques années plus tôt, à l’École nationale de théâtre, et chanté ses premières chansons sur son album de 67, où elle reprenait aussi Gilles Vigneault, Clémence Desrochers, Georges Dor, Claude Gauthier… Un an plus tard, elle se lancera avec lui dans L’Osstidcho, un spectacle qui révolutionnera le genre, où elle poussera ses propres compositions, mais d’où Robert Charlebois sortira vedette, avec elle reléguée dans son ombre.
« Après L’Osstidcho, ç’a été très difficile pour moi. J’ai recommencé en arrière. Sous zéro. »
Elle remonte la pente grâce à la comédie musicale Demain matin Montréal m’attend de Michel Tremblay et François Dompierre, créée en 1970 dans une mise en scène d’André Brassard. Comédienne de formation, chanteuse déjà connue, elle y tient le rôle principal. C’est le succès.
Dès lors, on la verra partout. Comédienne dans le Bye-Bye 70 aux côtés d’Olivier Guimond, puis dans deux films devenus cultes, IXE-13 (1971) et Les Ordres (1974), elle lance de nouveaux albums, enchaîne des succès comme Dans la prison de Londres et Pourquoi chanter. Et elle se retrouve à la fois interprète de la chanson-thème (Faut fêter ça) de la mythique Saint-Jean de 1975 et en spectacle sur le mont Royal aux côtés d’Yvon Deschamps et de Gilles Vigneault, qui y chante pour la première fois son Gens du pays.
« Mes dix premières années de carrière, c’était la folie », dit-elle aujourd’hui, d’autant que s’y ajoute la naissance de son fils, Alexis.
Était-elle heureuse de tant d’effervescence ? La réponse est mesurée…
« Moi là-dedans, j’étais un être humain qui apprenait à être une adulte. J’apprenais l’autonomie, j’apprenais que je vivais dans un monde d’hommes, j’apprenais qu’on ne parlait jamais de mes textes, qu’on disait “quelle belle voix, quel talent, quelle présence, quelle beauté !” mais jamais “quels textes !”. Et les filles avaient tout le temps peur de ne pas être parfaites. Ou bien elles se disaient : “les gars écrivent de belles chansons, ils vont m’en écrire une pour moi, je vais être choisie…” Mais moi la situation d’une jeune femme qui attend d’être choisie, et dans ma vie affective, et dans ma vie professionnelle, je l’ai re-fu-sée. »
Et ce fut toute une affaire à gérer.
Écrire et prendre sa place
Louise Forestier a commencé par écrire des chansons dans son coin, « en silence ». On est à la fin des années 60 et « si t’étais une fille, t’écrivais pas : t’interprétais ».
Mais à voir se lancer « le moindre ti-cul qui arrivait avec des cheveux longs et une barbe et qui zigounait sur sa guitare, ça m’a provoquée. Je me suis dit que j’étais capable d’en faire autant ». Elle profite de L’Osstidcho pour oser chanter certaines de ses compositions.
« Je mourrais de peur, c’était épouvantablement difficile pour moi, mais je l’ai fait. Et j’ai continué, et j’ai jamais lâché. »
Dès son deuxième disque, en 1969, elle place quatre de ses chansons. Au fil des albums, ses compositions finiront par prendre presque toute la place. Une telle affirmation féminine était rare alors, et la reconnaissance encore plus.
« Quand on parlait de cette époque-là, on ne me mentionnait pas. Je me suis souvent dit : “Ah, mon nom est pas là ; ah, tel auteur est là mais pas moi ; ah, un disque ‘hommage à’ et j’suis pas là…” »
Elle fait une pause, reprend : « T’sais, moi, les Cinq Grands, je l’ai pas encore avalé. » Elle fait référence au spectacle Une fois cinq, organisé pour la Saint-Jean de 1976 à Québec d’abord, puis à Montréal, et qui réunissait Robert Charlebois, Gilles Vigneault, Claude Léveillé, Yvon Deschamps et Jean-Pierre Ferland. Elle n’en revient toujours pas : où étaient Monique Leyrac et Pauline Julien qui, dans les années 60, avaient par leur voix mis au monde les auteurs québécois ? Et elle-même qui, avec ses compositions, mettait au monde la voix des femmes ? « Mais on ne faisait pas partie de ça, les filles… »
Elle, elle défonce les portes. « Dans le milieu, on disait : “Elle a tellement un gros ego !” Mais derrière ça, il y avait la p’tite fille élevée chez les sœurs et qui avait tellement peur de déplaire ! Je les ai toutes eues les craintes féminines standard : j’ai eu peur de perdre mes musiciens, peur de perdre mes chums… C’était dur de garder cette image de guerrière sans avoir l’air enragée. Dans mon esprit, je voulais juste prendre ma place. »
Peu à peu, même si elle chante aussi des paroles des autres (ainsi de Prince Arthur signée de Pierre Flynn en 1983), son écriture est remarquée.
En 1978, à 35 ans, elle lance la chanson La saisie qui à ce jour l’identifie encore complètement : « Ne touchez pas à mon piano… » En 1987, Le diable avait ses yeux lui vaut le Félix d’auteur-compositeur de l’année. L’album Éphémère qu’elle fait avec son fils Alexis en 2008 reçoit le prix de l’Académie Charles-Cros pour la francophonie. La chanson 1500 miles qu’elle écrit avec Daniel Lavoie pour Éric Lapointe reçoit un prix de la SOCAN (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) en 2009. Il y eut d’autres récompenses encore, comme le prix Lucille-Dumont pour l’ensemble de sa carrière en 2008.
Tout ce parcours lui fait parfaitement comprendre la sortie, en juin dernier, des musiciennes qui dénonçaient leur trop faible présence dans les festivals. Mais la dénonciation faite, il s’agit maintenant de bouger : « Appelle ton gérant : “As-tu appelé les festivals pour l’été prochain ? Qu’est-ce qui va se passer ? Mets-moi dessus ici, pis ici. Je veux être là.” Moi mon gérant, ça me gênait pas de l’appeler. Je callais les shots ! Sinon, fuck it les filles, y se passera rien… »

Celle qui sait tout faire
Toute jeune, Louise Forestier avait hésité : ferait-elle les Beaux-Arts ou l’École nationale de théâtre ? Le théâtre l’a emportée, mais ce sera la chanson qui l’aura finalement happée.
La scène, les disques, les tournées au Québec, au Canada, en France, en Pologne, en Russie…, elle s’est dépensée sans compter (« Qu’est-ce qu’on fait sur une scène ? On donne, sinon on reste à la maison ! »). Mais, dit-elle aujourd’hui, c’est sa polyvalence qui l’a sauvée. « Quand tu fais juste chanter, ça doit être terrible quand tu vois que t’es moins appelée, que tu vieillis : le bar va fermer, last call ! J’ai vécu ça, mais c’était correct parce que je m’occupais autrement. »
« Quand tu fais juste chanter, ça doit être terrible quand tu vois que t’es moins appelée, que tu vieillis »
Cet autrement a eu plusieurs formes. Il y a eu les comédies musicales : outre Demain matin…, elle a joué la serveuse automate dans la première version québécoise de Starmania ; la mère du poète dans Nelligan ; la sœur d’Emma Lajeunesse dans Le pays dans la gorge. À quoi il faut ajouter les Bye-Bye : après celui de 1970, il y aura ceux de 1978, 1979, 1980.
Après IXE-13 et Les ordres, on la revoit un peu au cinéma, notamment dans La Postière de Gilles Carle et dans Deux secondes de Manon Briand. Sans oublier les téléromans : Les dames de cœur, Réseaux, Paparazzi, et le premier rôle féminin dans Le Négociateur qui lui a valu un Gémeaux en 2007. « Là, je me suis dit : “Bon, ça y est, le téléphone va sonner !” J’ai eu zéro appel. »
Pas grave, elle s’est découvert une autre passion. Après avoir touché à l’animation télé dans les décennies 80 et 90 (Station-Soleil à Radio-Québec, des séries sur la musique), elle devient chroniqueuse à la radio de Radio-Canada au début des années 2000. En 2012 et pendant deux ans, elle fait de même à la télévision pour l’émission Alors on jase, animée par Élyse Marquis et Joël Legendre. « J’ai adoré ça ! », s’enthousiasme-t-elle encore.
Les pauses, au fond, auront été rares dans sa carrière : « J’ouvre mes agendas, je regarde ça et je me dis : “Môman, comment j’ai fait ???” C’est le zona qui a tout arrêté. »
À 67 ans, alors qu’elle menait de front radio, télé et spectacles tirés de l’album Éphémère, elle se lève un matin avec des douleurs telles qu’elle est convaincue de faire un AVC. C’est plutôt un zona, maladie méconnue qui la laissera clouée au lit pendant deux semaines. Alors quand elle apprend qu’une compagnie pharmaceutique se cherche un porte-parole pour promouvoir la vaccination contre le zona, elle répond « présente » même si « c’est une maladie pas sexy pantoute ! ».
Et la voilà lancée dans des tournées de pharmacie ! « Je m’assoyais avec les patients qui attendaient, et ils me rappelaient des souvenirs parce qu’ils m’avaient vue en show… J’ai eu du fun, tu peux pas savoir ! »
Elle fera trois tournées du genre, dont une l’an dernier, et y retournerait sans problème : « Ce qui m’intéresse dans la vie, c’est un vrai contact. Je suis proche des gens et ils le savent. En même temps, ils ne sont pas tentés de me toucher, comme si j’étais une star dont on découpe un petit morceau de sa robe et qu’on perd connaissance. Ça, j’aurais haïïïï ça !!! »
L’amour et l’argent
Louise Forestier protège sa vie privée, et pourtant elle en a partagé les moments les plus difficiles avec le public. Sa chanson La saisie mettait à nu la fragilité financière des artistes, la sienne comme celle des autres. Écrite dans les années 70, elle reste d’actualité.
« La situation des artistes a toujours été très, très précaire, surtout ici avec les droits d’auteur qui étaient à peine respectés, et qui maintenant le sont encore moins. C’est terrible de nos jours. Mais les jeunes ont des armes que moi je n’ai plus. Ils se débrouillent. Mais ils vivent pas riches, et les belles années, c’est plus 10-15 ans, c’est cinq ans. Une carrière comme la mienne, c’est à peu près impossible maintenant. »
Elle vit donc bien aujourd’hui, dans son appartement lumineux du Plateau-Mont-Royal ? « Tout ce que j’ai, c’est ça ! Et c’est pas fini de payer : j’ai une hypothèque parce que j’ai pas pu acheter ma première maison avant 59 ans… Et c’est grâce à Isabelle Boulay. Elle a chanté Jamais assez loin, que j’ai écrite avec Zachary Richard, sur Mieux qu’ici-bas et elle a vendu un million et demi d’albums en Europe ! Merci Isabelle ! Mais maintenant, plus personne vend comme ça… »
C’est pourquoi La saisie, avec son piano à protéger, a traversé le temps et qu’elle l’a toujours chantée : « Cette chanson-là c’est comme ma doudou : je la traîne partout, elle ramasse la poussière de la vie, les taches de sang, les flaques d’eau, le sable des plages… »
Et la vie, parfois, a été lourde à porter. Louise Forestier ne s’en est pas cachée : elle a fait deux dépressions, dont une majeure au début des années 90. Elle a d’ailleurs participé au documentaire La dépression à tue-tête, d’Hélène Magny, diffusé l’an dernier. Elle a tenu à s’en sortir sans médicaments, avec l’aide d’une neuropsychologue, histoire de ne pas engourdir le mal, mais de lui faire face. « Comme pour le reste, je me suis dit : “OK, on clenche, pis on y va !” »
Mais ç’a été toute une épreuve : « C’était horrible. Horrible ! Si j’avais pas eu mon fils Alexis, je pense que je serais passée par-dessus la rampe. »
Famille dépressive, fatigue, ménopause, peine d’amour, tout se mélangeait. L’amour notamment lui a joué bien des tours, à elle, la femme si forte d’apparence : « Dans ma tête, j’étais d’un romantisme très 19e siècle. C’était pas possible de vivre mes histoires, j’étais trop exaltée. Je me suis battue de l’intérieur ! Alors la première parole que j’ai dite en thérapie c’est : “Madame, je suis deux et je voudrais être une, parce que là, je suis ben fatiguée !” »
Et maintenant, est-elle bel et bien « une » ? « Oui, et j’aimerais ça rencontrer “un” ! » Elle rit, les yeux pétillants, mais prévient : « Mais un fan fini, ça ne m’intéresse pas. Et je veux pas vivre le quotidien avec quelqu’un. Comme disait Virginia [Woolfe], à chacun sa chambre. À chacun son espace. Mieux : à chacun son appart dans le même building. »
Toujours la même ligne de vie : Pas d’choker, pas d’collier, comme le dit l’une de ses chansons, devenue sous-titre de son autobiographie Forestier selon Louise, parue en 2012.
Mais au besoin de liberté s’est ajouté l’apaisement. Elle n’a plus envie de bouger, d’être dans ses valises. Sa main balaie la grande pièce ouverte, surplombée d’une mezzanine, où paresse son chat : « Je suis bien ici, et j’ai mon atelier en face, l’autre bord du parc. »
Et puis, il y a ses voisins, avec qui elle s’occupe de la ruelle verte, autre façon de donner aux autres. Inspiré de son récent rôle dans La Bonne Âme du Se-Tchouan, l’un d’eux l’a d’ailleurs surnommée « la bonne âme » de l’immeuble. « J’ai trouvé ça touchant. »
Nulle nécessité de l’adoration des foules quand on a l’amitié des gens.